samedi 17 mars 2012

Algérie : Mouloud Feraoun in memoriam (1913-1962)

Mouloud Feraoun écrit dans son Journal :

" N'ai-je pas écrit tout ceci au jour le jour, selon mon état d'âme, mon humeur, selon les circonstances, l'atmosphère créée par l'événement et le retentissement qu'il a pu avoir dans mon cœur ? Et pourquoi ai-je ainsi écrit au fur et à mesure si ce n'est pour témoigner, pour clamer à la face du monde la souffrance et le malheur qui ont rôdé autour de moi ? Certes, j'ai été bien maladroit, bien téméraire, le jour où j'ai décidé d'écrire, mais autour de moi, qui eût voulu le faire à ma place et aurais-je pu rester aveugle et sourd pour me taire et ne pas risquer d'étouffer à force de rentrer mon désespoir et ma colère ? Et maintenant que c'est fait, que tout est là, consigné, bon ou mauvais, vrai ou faux, juste ou injuste, maintenant que nous entrevoyons la fin du cauchemar, faudra-t-il garder tout ceci pour moi ? Après ce qui s'est écrit sur la guerre d'Algérie, bon ou mauvais, vrai ou faux, juste ou injuste, il convient qu'à cela s'ajoute mon journal, comme une pièce supplémentaire à un dossier déjà si lourd. Je sais combien il est difficile d'être juste, je sais que la grandeur d'âme consiste à accepter l'injustice pour éviter soi-même d'être injuste, je connais enfin les vertus héroïques du silence. Bonnes gens, j'aurais pu mourir depuis bientôt dix ans, dix fois j'ai pu détourner la menace, me mettre à l'abri pour continuer de regarder ceux qui meurent. Ceux qui ont souffert, ceux qui sont morts pourraient dire des choses et des choses. J'ai voulu timidement en dire un peu à leur place. Et ce que j'en dis, c'est de tout cœur, avec ce que je peux avoir de discernement et de conscience. "  

Dans la préface au Journal 1955-62 de son ami Mouloud Feraoun (Seuil 1962), Emmanuel Roblès écrit :
Dans la matinée du 15 mars 1962, à El Biar, sur les hauteurs d’Alger, Mouloud Feraoun participait en sa qualité d’inspecteur des centres sociaux à une séance de travail dans l’un des baraquements du domaine où l’on avait installé la direction de ce service. Peu après 11 heures, des hommes armés pénétrèrent dans la salle, ordonnèrent aux assistants de se placer, bras levés, le long des murs. La fouille achevée, ils appelèrent sept noms. L’une des personnes désignées était absente. Parmi les six autres figurait Feraoun. D’un ton plein d’aisance, le chef des assassins assura qu’il ne leur fera aucun mal, qu’il s’agissait simplement d’enregistrer une déclaration au magnétophone. On crut à une “émission pirate” de l’OAS. En file indienne, les six victimes furent conduites jusqu’à l’angle de deux bâtiments où attendaient d’autres individus en armes. Ceux-ci leur retirèrent leurs papiers d’identité. Ensuite, ce fut le massacre. La poitrine broyée par une rafale de fusil-mitrailleur, Feraoun tomba le dernier, son corps bascula par-dessus celui de son ami Ould Aoudia.”




Datée du 16 mars 2012, voici une petite enquête du quotidien algérien El Watan sur la réception du romancier kabyle Mouloud Feraoun dans l'Algérie contemporaine.

Mouloud Feraoun : Intellectuel blacklisté
Quatre jours de plus et Mouloud Feraoun aurait connu l’Algérie indépendante. Il a été assassiné le 15 mars 1962 par l’OAS à Ben Aknoun. Depuis hier et jusqu’à demain, un colloque international est organisé à Alger pour revisiter son œuvre. Son fils et d’autres intellectuels ont décidé de créer la Fondation Feraoun en avril prochain.
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Qui est Mouloud Feraoun ? C’est un poète… «Non, c’est le nom d’un collège où est scolarisé mon cousin à Tizi Ouzou !» Au collège Wahiba Kebaïli, El Kahina ou au lycée Baba Aroudj d’Alger-Centre, rares sont les élèves qui connaissent l’intellectuel engagé, ses écrits, son enseignement. La littérature algérienne d’expression française, ce n’est pas leur point fort. «Je pense que Feraoun n’a pas été estimé à sa juste valeur dans nos écoles. Il aurait fallu s’arrêter sur son œuvre», explique Kamilia Oukil, maître assistante à l’Ecole normale supérieure de Bouzaréah. A l’exception du palier moyen où elle évoque vaguement Feraoun, l’école ignore totalement cette figure tant enseignée pendant les années du colonialisme.
«Même chose à l’université, enchaîne Fadila Oulebsir, maître assistante à l’université d’Alger II. Si nous connaissons Feraoun aujourd’hui, c’est parce que nous l’avons hérité de nos parents. L’école ne nous a pas inculqué les valeurs de Feraoun. Elle ne nous a pas transmis sa culture. Elle ne lui a pas réservé la place qu’il mérite. Il a été – consciemment ou inconsciemment – mis à l’écart sans qu’il soit interdit de l’enseigner.» Pour les jeunes, Mouloud Feraoun se résume à Fouroulou ou au Fils du pauvre. «Je sais seulement qu’il a écrit La terre et le… pauvre et qu’il est né en Kabylie», répond Sihem, étudiante en première année de littérature française à Bouzaréah.

Une fresque

«C’est regrettable, poursuit Mme Oulebsir. Car lire son œuvre, c’est découvrir une fresque, un tableau d’une Algérie que cette génération n’a pas connue. Lire Feraoun c’est, entre autres, s’imprégner de la culture, du mode de vie et de l’idéologie de ce peuple à un moment de son histoire. Plus concrètement et sur le plan pédagogique, Feraoun est un initiateur à la lecture de par ses travaux sur la lecture élémentaire.» Nawal Krim, maître de conférences à l’université d’Alger II, généralise le problème : «Feraoun n’est pas le seul à être absent des programmes scolaires ! On voit bien que nos écrivains ne sont pas médiatisés, qu’on ne prend pas la peine de leur consacrer des journées, des débats ou des rubriques dans les journaux.» Conséquence logique de cette absence : les recherches et les thèses universitaires sont rares.
«Nous ne trouvons pas de travaux sur Feraoun ou sur son œuvre et cela revient aussi au choix des directeurs de recherche et des étudiants», constate Fadila Oulebsir. Nawal Krim nuance : au département de français du moins, «il y a plusieurs travaux sur cet auteur. Je sais que nous avons des enseignants chercheurs qui ne demandent qu’à travailler et à participer à des journées internationales, surtout quand il s’agit de nos auteurs». Pour elle, la présence écrasante des Français qui interviennent au colloque d’Alger pour le cinquantenaire de la disparition de Feraoun n’est pas fortuite. «Je ne trouve pas normal que l’université d’Alger ne soit pas au courant ! s’énerve-t-elle. Nous avons des intellectuels, mais ils ne sont pas sollicités.»
Nassima Oulebsir

Le journal signale également que la pièce Le contraire de l’amour, une adaptaion scénique du Journal 1955-62 de M. Feraoun par Dominique Durcel, sera présentée le dimanche 22 avril 2012 à Tizi Ouzou, le lundi 23/04 à Alger, le mercredi 25/04 à Oran et le vendredi 27/04 à Annaba.

Pour le quotidien algérien La Liberté, Sara Kharfi donne un compte rendu du colloque international de trois jours sur Mouloud Feraoun qui se tient actuellement à la Bibliothèque nationale d’El-Hamma (Alger) sous le titre Mouloud Feraoun : intellectuel-martyr et ses compagnons.

 Bibliographie sommaire (source Wikipédia)
  • La terre et le sang, Paris, Seuil, 1953, 256 p.
  • Jours de Kabylie, Alger, Baconnier, 1954, 141 p.
  • Les chemins qui montent, Paris, Seuil, 1957, 222p.
  • Les poèmes de Si Mohand, Paris, Les éditions de Minuit, 1960, 111p.
  • Journal 1955-1962, Paris, Seuil, 1962, 349 p.
  • Lettres à ses amis, Paris, Seuil, 1969, 205p.
  • L'anniversaire, Paris, Seuil, 1972, 143p.
  • La cité des roses, Alger, Yamcom, 2007, 172p.
Et voici la brève biographie que l'on trouve sur le site de l'encyclopédie interactive (à compléter & actualiser) :
Mouloud Feraoun est un écrivain algérien d'expression française né le 8 mars 1913 à Tizi Hibel en haute Kabylie et assassiné à Alger le 15 mars 1962.

Élève de l'école normale d'Instituteurs de Bouzaréah (Alger), il enseigne durant plusieurs années comme instituteur, directeur d'école et de cours complémentaire, avant d'être nommé inspecteur des centres sociaux. Feraoun commence à écrire en 1934 son premier roman,
Le Fils du pauvre. L'ouvrage, salué par la critique obtient le Grand prix de la ville d'Alger. L'écrivain est abattu le 15 mars 1962 à Alger, à quatre jours seulement du cessez-le-feu, par un commando de l'OAS (l'assassinat de Château-Royal).

Né le 8 mars 1913 dans le village de Tizi Hibel (ancienne commune mixte de Fort-National), son nom est Aït-Chabane, Feraoun étant le nom attribué par l'état-civil français. Il fréquente l'école de Tizi Hibel à partir de l'âge de 7 ans.

En 1928, il est boursier à l'école primaire supérieure de Tizi-Ouzou. En 1932, il est reçu au concours d'entrée de l'école normale de Bouzaréah Alger (actuelle École normale supérieure de lettres et sciences humaines). Il y fait la connaissance d'Emmanuel Roblès. En 1935, il est nommé instituteur à Tizi-Hibel où il épouse sa cousine Dehbia dont il aura 7 enfants. En 1946, il est muté à Taourirt Aden. En 1952, il est nommé directeur du cours élémentaire de Fort-National. En 1957, nommé directeur de l'école Nador de Clos-Salembier, il quitte la Kabylie pour les hauteurs d'Alger.

En 1951, il est en correspondance avec Albert Camus, le 15 juillet, il termine
La Terre et le Sang, récompensé en 1953 par le Prix du roman populiste.

En 1960, il est inspecteur des centres sociaux (créés sur l'initiative de Germaine Tillion) à Château-Royal près de Ben-Aknoun. Avec cinq de ses collègues, dont l'inspecteur d'académie Max Marchand, c'est là qu'il est assassiné par l'OAS le 15 mars 1962 à quatre jours du cessez-le-feu.

Mouloud Feraoun a commencé son premier roman autobiographique
Le fils du pauvre en 1939 ; il n'est publié qu'en 1950 à compte d'auteur, puis en 1954 par Le Seuil, expurgé des soixante-dix pages relatives à l'école normale de Bouzaréah.

Les éditions du Seuil publient, en 1957,
Les chemins qui montent, la traduction des Poèmes de Si Mohand étant éditée par les Éditions de Minuit en 1960. Son Journal, rédigé de 1955 à 1962 est remis au Seuil en février 1962 et ne sera publié qu'après sa mort.

Voici enfin le témoignage de son fils Rachid datant de mars 2010 [et trouvé ici]

« Mon père a passé toute sa vie dans le milieu de l’éducation et occupé successivement le poste de maître d’école, de directeur et d’inspecteur. Son véritable métier était éducateur pas écrivain. L’écriture venait en second plan chez mon père, bien après l’enseignement », confie Rachid, fils de l’auteur de plusieurs ouvrages, [et] notamment Le fils du pauvre, roman dans lequel il met en exergue son amour pour l’instruction. « Pour lui, sa voie était toute tracée. Sa vie devait se passer à former les enfants. C’était plus qu’un choix. Une passion », relève son fils, qui rappelle le parcours d’enseignant de son père qui a débuté sa carrière en 1936 en qualité d’instituteur à l’école d’Aït Abdelmoumen, un village ne disposant à l’époque que d’une unique classe où tous les niveaux étaient regroupés. A ses élèves il disait : « Il faut étudier pour mieux servir l’Algérie ». Mouloud Feraoun sera muté ensuite à Taourirt Moussa où il enseigna quelques années, puis ouvrit à Fort National, actuellement Larbaâ Nath Irathen, le premier cours complémentaire où il eut comme élèves des adolescents à qui il disait : « Il faut aller le plus loin possible dans les études pour pouvoir mieux servir l’Algérie ».

« En ces temps-là, il y avait la misère et il fallait convaincre les parents d’envoyer leurs enfants à l’école. Lors de la cueillette des olives, les élèves étaient obligés de s’absenter et mon père fermait les yeux, comprenant la détresse dans laquelle vivaient les enfants et leurs familles », explique le fils de Mouloud Feraoun, ajoutant que son père, persécuté et menacé par le chef de la garnison de l’armée coloniale, a été obligé de quitter le village pour Alger où il occupera le poste de directeur à l’ex-école Nador (actuelle école Fatma-Ghazel) d’El Madania. « Là, comme dans ses précédents postes, il s’occupait de ses élèves, même en dehors des heures de cours. Après cinq heures, il donnait des cours de rattrapage gracieusement aux élèves. Il ramenait également à l’école un imam érudit qui leur enseignait l’arabe et l’éducation religieuse », dit-il. « Les enfants faisaient partie de sa vie. Il considérait ses élèves comme ses propres enfants », relève Rachid Feraoun, qui rappelle, par ailleurs, son travail de pédagogue-auteur de «
L’Ami fidèle », une série de livres scolaires parus entre 1958 et 1961 et dans lesquels « il a sélectionné des textes recueillis à travers le monde mais proches de notre culture ».

Il était très respecté par les élèves et estimé par leurs parents. Les anciens élèves de Mouloud Feraoun ont gardé un « excellent souvenir » de cet « enseignant modèle » et directeur à l’écoute des enfants auxquels il consacrait tout son temps, comme en témoigne Rachid Tarefet, qui a fréquenté l’école Nador en 1958. « Il était très respecté par les élèves qui le considéraient comme un père », a indiqué ce sexagénaire, mettant en exergue l’estime dont jouissait Mouloud Feraoun également auprès des parents. « Quand notre directeur nous faisait classe à la place de l’instituteur français absent et nous surprenait à dessiner l’emblème national, son visage s’illuminait », se souvient avec émotion cet ancien élève de Mouloud Feraoun dont la mémoire est restée vivante à travers notamment les registres d’appel paraphés d’une écriture artistique et conservés précieusement par l’actuel directeur d’école.

Rachid Feraoun devant l'image de son père Mouloud et la couverture du roman La Cité des Roses, publié à titre posthume et rédigé en parallèle au Journal 1955-62. Cette image est accompagnée d'une interview du fils de M. Feraoun (2007) que l'on peut lire ici.


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