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mardi 15 septembre 2015

Bien-pensance

De toute évidence, le sens actuel de la « bien-pensance » n'englobe pas celui de « bien penser ». Car ceux qui utilisent cette expression polémique pour fustiger les  « bien-pensants » sont eux-mêmes convaincus de bien penser. En conséquence, ils pensent également que les autres pensent mal. – Je ne sais pas si le concept de « mal-pensance » existe. Si oui, il ne devrait pas non plus avoir le sens de « mal penser », mais bien celui de penser du mal des « bien-pensants ». – En revanche, les «  bien-pensants » pourront toujours se référer à une devise qui, ne datant pas d'hier, rassurera au moins les traditionalistes : « Hon[n]i soit qui mal y pense. » [ici p.ex.]

En feuilletant l'encyclopédie Wikipédia, on est surpris de lire ceci : « L'expression apparaît en 1931, sous la plume de l'écrivain catholique et royaliste Georges Bernanos, à l'époque ouvertement antisémite, dans l'ouvrage La Grande Peur des bien-pensants. Les "bien-pensants" désignaient les démocrates libéraux, coupables selon lui d'intégrer des citoyens d'origine juive et de diluer l'identité française. » Et l'article se poursuit ainsi : « Lors de la 2ème guerre mondiale, Georges Bernanos décide cependant de rejoindre la Résistance estimant que "Hitler a déshonoré l’antisémitisme" ». Si, avec cette précision hors sujet dans un article sur la bien-pensance, le rédacteur cherche à excuser l'écrivain, je dirais que c'est plutôt raté. Et quand bien même  : tout publiciste, surtout lorsque son œuvre est appréciée du grand public, a une certaine influence sur le formatage de l'opinion et donc, indirectement, sur le cours des événements. L'irresponsabilité et la « viscéralité » – bref : la « mal-pensance » ! – risquent alors de se transformer rapidement en poison mortel.


Mais bon. Apparemment, de l'eau aurait coulé sous les ponts. Aujourd'hui notre expression fait référence au « politiquement correct » ou encore à la « pensée unique », qui seraient avant tout imputables à « la gauche ». Et comme il s'agit d'un concept polémique, nous ne sommes pas étonnés de constater qu'il est surtout utilisé par ceux qui se réclament de « la droite ». – Mais en regardant de plus près, on s’aperçoit que la controverse actuelle mélange un certain nombre de choses, si tant est, bien sûr, que les mots aient encore un sens. En parlant de « pensée unique », je suppose qu'on fait implicitement référence aux systèmes totalitaires alors que, pour l'instant, nous vivons encore dans un pays libre où toutes les opinions sont permises (et où le racisme n'est pas une opinion mais un délit). Il s'agit alors d'un emploi délibérément abusif. – Quant au « politiquement correct », sérieusement, j'ai du mal à repérer de la « correction » dans ce registre, quand les politiciens professionnels de tous bords démontrent au quotidien que tous les coups – même les plus bas – sont permis. Mais peut-être la bien-pensance n'a-t-elle rien à voir avec la politique ? Dès lors, que viennent faire la « droite » et la « gauche » dans cette galère ?

En effet – et il s'agit d'une autre utilisation détournée – le politiquement correct consiste, selon la définition de Wikipédia, « à adoucir excessivement ou changer des formulations qui pourraient heurter un public catégoriel, en particulier en matière d'ethnies, de cultures, de religions, de sexes, d'infirmités, de classes sociales ou de préférences sexuelles. » Dans un entretien intitulé Le bien-pensant, c’est toujours l’autre, la médiatique Natacha Polony va plus loin [ici] :  « Il faudrait déjà rappeler qu’au départ, le politiquement correct désigne une façon d’édulcorer le langage pour éviter de nommer les choses parce que cette dénomination pourrait choquer. Derrière ce terme, il y a l’idée que le réel est violent et qu’on va l’adoucir en niant ou en contournant les problèmes. » – J'ignore cependant si la journaliste s'est rendue compte d'une méprise : ce ne sont pas tant les « choses » que les personnes, et plus précisément les minorités, qu'il s'agit de désigner avec « correction », avec respect. Que l'hypocrisie et le ridicule soient ici de la partie, cela ne fait aucun doute. Mais préfère-t-on vraiment revenir aux insultes et aux brimades d'un passé encore récent ?

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En Allemagne, le mot « Gutmensch » – littéralement « homme bon » (plutôt que bonhomme)  ou « homme de bien » – possède à peu près le même emploi que l'expression « bien-pensant » en France. Le Duden, dictionnaire de référence, définit comme suit ce mot, en précisant son emploi « en général péjoratif ou ironique » : « Homme [naïf] dont le comportement et l'engagement, perçus comme crédules, exagérés, énervants etc., relèvent du politiquement correct. » – Wikipedia confirme l'affinité entre Gutmensch et bien-pensant, puisque les articles correspondants sont interconnectés. La version allemande valide la tendance française : « Dans la rhétorique politique des conservateurs et de gens de droite, Gutmensch est utilisé comme un concept militant. » – Or, le 23 mars 2015, le quotidien Die Welt propose ce titre surprenant pour un journal libéral-conservateur du groupe Springer : Qui dit Gutmensch mérite sa vague d'indignation [Shitstorm]. Le chapeau résume l'article : « La longue route vers la droite : Ancien patronyme originaire de Moravie, Gutmensch s'est transformé en une expression de haine. Aujourd'hui, il n'est plus possible de l'utiliser. Mais il y en a qui ne s'en sont pas encore aperçus. » Et Matthias Heine d'amorcer sa chronique : « Aujourd'hui, Gutmensch est une expression sarcastique. Une de celles qu'une personne responsable n'utilise plus. Son emploi excessif par les mauvaises personnes l'a rendue inutilisable. Il n'y a plus que les nazis et les idiots sans finesse linguistique pour dire Gutmensch. Et parfois – encore et toujours – des gens qui portent une pince sur le nez et ne sentent pas l'odeur nauséabonde. »


dimanche 24 août 2014

De la nécessité d'une langue commune

En considérant le sentiment d'appartenance et la cohésion qui caractérisent les communautés musulmanes et juives dans le monde, chacune regroupant et fédérant des cultures, des peuples extrêmement divers, il faut se rendre à l'évidence que l'un des facteurs essentiels qui relie et unit ces populations hétérogènes est leur langue commune, respectivement l'arabe et l'hébreu. Et il ne s'agit pas de n'importe quelles langues, puisqu'elles sont les vecteurs de textes sacrés, considérés par les adeptes comme fondateurs. Ainsi, le rapport des locuteurs à ces langues touche lui aussi au sacré, leur origine commune émergeant du lien à une sphère dite divine ou, si l'on préfère, "métaphysique". Or, un certain archaïsme marque ces usages du LOGOS datant d'époques aujourd'hui révolues : le fait d'ignorer ainsi l'évolution qu'a parcouru l'humanité au cours des millénaires, qui a profondément modifié les langues et le rapport à l'écriture, confère tacitement un statut transcendantal à ces langues et textes anciens, dont on retrouve d'ailleurs le principe dans un autre livre sacré, le prologue de l'Évangile de Jean:  "Au commencement était le verbe (LOGOS)", une sentence sans doute inspirée par Héraclite (Fragment 50 : "Il est sage que ceux qui ont écouté, non moi, mais le LOGOS, conviennent que tout est un.").

Si l'on considère maintenant l'Europe contemporaine, force est de constater que toute cohésion, tout sentiment d'appartenance en sont absents : une monnaie commune, qui n'est même pas adoptée par tous les États membres, ne suffit certainement pas à constituer une quelconque "unité".

Or, ce problème d'une langue commune, ou plutôt de son absence, ne  préoccupe pas outre mesure les tenants actuels du pouvoir en Europe. L'anglais s'impose subrepticement, à la façon d'un Pidgin English, dont on s’accommode faute de langue commune décidée par et pour tous les Européens.

Pour ne pas m'attirer les foudres d'un intervenant, je ne défendrai pas ici le français, la langue traditionnelle de la diplomatie, écrite et parlée par les savants européens des 17e/18e Siècles et par les rédacteurs des droits humains, qui a pris la succession du latin, langue européenne par excellence.

Mais peu importe la langue choisie : c'est le problème d'une langue commune qui doit être résolu, non pas tant pour se reconnaître dans une tradition commune que pour s'exprimer et se comprendre à un niveau plus subtil, nuancé, complexe dans la perspective de construire un avenir commun qui ne soit pas purement économique.

L'euro fut mis en circulation le premier janvier 2002. Si on avait pensé à introduire en même temps une langue commune, apprise en cours intensif dès la maternelle par tous les petits Européens, ceux-ci seraient aujourd'hui proches de la majorité, et nous aurions surtout douze ans d'avance sur la résolution d'un problème qui, au fil du temps, va en s'aggravant : l'incommunication, faute d'expression relevée et de compréhension profonde.