dimanche 31 août 2003

Expérimentation humaine

La Real-TV continue de surprendre. Hier soir, la première chaîne commerciale française nous propose un marathon du genre : quelque quatre heures de programmes, entrecoupés de spots publicitaires. Comme par hasard, les deux émissions mises bout à bout se passent sur des îles quand les autres produits du genre se déroulent dans des "maisons closes". Histoire de bien accentuer le huis clos. Oui, Jean-Paul ne s'est pas gouré dans sa pièce du même nom: "L'enfer c'est les autres…!" - Je m'allonge donc sur mon îlot de literie, chips et boisson à portée de main, dans le but avoué d'étudier l'ampleur d'un phénomène que l'on ne peut plus mettre sur le seul compte de la connerie humaine. La première émission met seize "aventuriers", femmes et hommes, aux prises les uns avec les autres. J'avais déjà entrevu des bouts de ce "jeu" (tout le monde insiste sans cesse sur ce mot dans ce genre de produits proprement inqualifiables). Je reprends une poignée de chips : Ce soir, c'est la finale !… Mais je m'aperçois très vite qu'il n'y a rien d'amusant dans ce "jeu" : c'est une véritable entreprise de désocialisation et, surtout, un apprentissage du double discours, du double bind contemporain. Il s'agit de ceci : pour "survivre", il faut à la fois pactiser avec les "camarades" et les éliminer. D'une part, donc, gagner les épreuves proposées contre une équipe adverse, dont il faudra côtoyer certaines personnes par la suite, et surtout virer des copains lors des "conseils"; de l'autre, jouer les bons camarades pour ne pas être éliminé à son tour, pour que votre groupe ne se ligue pas contre vous. Il faut donc à la fois créer et démanteler des alliances. C'est ce qui s'appelle de l'opportunisme, la seule arme qui vaille dans nos sociétés, comme employé de bureau ou prestataire de service, comme chef ou larbin, free lance ou loufiat. Le cadre ou "décor" de l'émission transporte la même ambiguïté : c'est une île paradisiaque et infernale à la fois; le scénario imaginé par les concepteurs met en scène des naufragés, un jeu de rôles aux antipodes donc, dans lequel des Occidentaux sportifs et bien nourris, de tous âges, sont catapultés. Cela me fait penser à du scoutisme sans les quelques valeurs édictées par Baden Powell qui - on en pense ce qu'on veut - prônent la seule camaraderie, solidarité entre des gamins appelés à vivre des "aventures" ensemble, à faire des jeux de piste, des feux de camps, apprendre à se débrouiller, s'orienter dans la nature etc. Ici, les "valeurs" sont ceux de la concurrence, de la "langue fourchue", de la solitude moderne où, dans le manquement de l'autre, "ça passe ou ça casse"; et quand ça casse, on est "mal", on frôle la bouffonnerie, on s'expose aux commentaires des spectateurs qui - on le sait - s'amusent du malheur des autres, de ces autres autistes qui l'ont bien cherché, le malheur : ils n'avaient qu'à rester chez eux comme ces millions de télé-spectateurs qui reprennent une poignée de chips, décapsulent une autre bière… et pub !


La seconde émission s'articule autour de la notion de "tentation". Une marque de préservatifs la sponsorise ! Une autre île. Un autre laboratoire. Cette fois, des couples jouent à se séparer. Je n'ai pas très bien compris pourquoi ils se sont inscrits. Diego, mon petit voisin, avait lancé l'idée suivante : "Tu sais, moi je m'inscrirais avec une meuf, genre on sort ensemble et tout, mais c'est bidon; puis je me taperais tous les canons, et je la jouerais style je regrette…" - Pas con, le Diego ! D'autres devraient avoir eu l'idée : on s'inscrit, on profite du décor "romantique" et des "tentateurs/trices"… Mais il y a fort à parier que les casteurs castrateurs vérifient la "réalité" du couple avant de l'envoyer au casse-pipe. - Une île féerique, donc. Piscines. Dîners aux chandelles. Plages au sable fin, et tout ce que l'underdog urbain peut rêver de plus cool en matière de dépaysement. Oui, pourquoi s'inscrivent-ils, ces amants ou époux ? Tester leur "couple" - à ce mot je pense toujours au "couple moteur" : embrayage, débrayage - pour qu'il soit plus "solide", plus "performant" (comme un bon moteur) ? - Le jeu : les couples sont séparés et séparément "allumés" par des tentateurs/trices (histoire de tester l'état de l'allumage, sans doute). La plupart des "moitiés" tombent dans le panneau, comme cette nana du Sud qui, non contente d'embrasser tendrement un plagiste de circonstance, va le "quitter" pour un autre corps beau avec lequel elle va vivre un truc vachement intéressant au niveau relationnel, tu vois ? Puis sa moitié masculine a droit, en présence du présentateur, dans un décor quasi mystique, à la lueur des torches, au visionnage des frasques de sa femme qui, avec de grosses lunettes ridicules, ne cesse de regarder la caméra en se faisant peloter. Le mec, lui aussi tenté par une séductrice aux seins qu'on imagine aussi siliconés que le romantisme suggéré, craque. Il va la quitter… il va la quitter… il va la quitter… il va la quitter…


Fais-moi mal, Johnny, Johnny, Johnny [*]… Envoie-moi en enfer !


On peut épiloguer. Les sociologues (ou médiologues, comme dirait l'autre) vont le faire. Ils vont prendre le côté symptomatique de ces "jeux". Ils vont dire qu'il s'agit de symptômes d'une maladie grave dont souffre notre société. Et ils vont oublier ceux qui regardent, qui gardent dans leur tête les standards prétendûment "post-modernes" que les concepteurs leur injectent. Car notre société n'est pas encore à l'image de celle promue par ces concepteurs, par ces publicitaires qui nous hypnotisent pour mieux nous faire bouffer leur société d'hyper-marché. Pas encore, Diego !


En tout cas : j'ai appris quelque chose en perdant une soirée à mater les bouffons ; j'ai appris la différence entre le rat et l'homme : aucun rat ne s'est jamais porté volontaire pour subir des expériences en laboratoire…!



[*] Magali Noël : Fais-moi mal, Johnny (Boris Vian 1956)

samedi 30 août 2003

Real TV (2003)

C'est hallucinant : un type est entouré d'une flopée de bombes, et il doit en choisir une; il a droit à des tête-à-tête, il leur roule des pelles, leur raconte des conneries sous le regard omniprésent des caméras, et elles sont sous le charme : il y a les couchers de soleil, les dîners aux chandelles, les balades romantiques; les décors sont étudiés, feutrés, luxueux; les scènes de drague sont entrecoupées de commentaires lâchés "en aparté" à la caméra par les filles et le type. Parfois on voit le harem sans son prince charmant, et parfois des musiques synthétiques veulent souligner le caractère dramatique du découpage. Toute cette mise en scène d'une stupidité monumentale est "réelle" : les filles sont réelles, elles sont réellement là pour "conquérir" le type qui est réellement beau gosse, sans doute réellement fauché et peut-être même réellement pas trop con quand il n'a pas une caméra dans la gueule. Mais à l'écran le résultat n'est que fantasme. Et si on prend la peine d'analyser ce fantasme, on trouve des choses réellement hallucinantes.

Alors que veulent obtenir ces émissions? quelles sont leurs intentions réelles? - La réponse la plus triviale est qu'elles veulent obtenir la plus large part d'audience possible. Elles sont formatées pour attirer un maximum d'annonceurs et de sponsors. Elles visent la consommation. Or leur contenu est la chose la plus sérieuse au monde. Ainsi on associe consommation et amour. Le maître mot est la séduction. Cette séduction est évidemment la séduction de la marchandise. L'amour est donc une chose qui se marchande, se négocie, se joue dans la rivalité économique, la concurrence acharnée. Ces femmes veulent obtenir, comme les concepteurs de l'émission sur le "coeur" du public, des parts de marché sur le coeur du beau gosse qui est placé dans la situation rêvée du consommateur impudique.

Pour clore l'épisode, on assiste à la "cérémonie de la rose". On entre dans la dimension symbolique. Elle est d'une pauvreté abyssale. Ces gens-là fabriquent des symboles à la portée de n'importe quel pauvre type sur son canapé dans une piaule de banlieue sordide. - Comme le présentateur s'empresse de le répéter, le beau gosse n'a plus que six roses (et, après tout ce champagne, une cirrhose) à offrir. Or il y a dix candidates. Une véritable peau de chagrin. Ou le jeu des chaises musicales, au choix. À chaque nomination, un jingle se déclenche, et toute la "cérémonie" est encore nappée de synthétiseurs. Antonin Artaud aurait peut-être lâché sa formule du "théâtre de la cruauté" à ce propos. Je n'en suis pas convaincu. Mais toutes ces émissions fonctionnent sur une cruauté, une monstruosité sous-jacentes qui, une fois encore, pointent l'horreur économique dans laquelle nous sommes appelés à vivre, à nous sentir à l'aise, à consommer. Ainsi ces émissions ont quelque chose de pédagogique. Elles veulent formater les esprits. Et leur "cible" est souvent très jeune. Allez leur dire qu'on peut vivre d'amour et d'eau fraîche. L'eau est réellement polluée par nos industries. Et l'amour aussi...

Mais soudain, l'une des filles refuse la rose du beau gosse. En aparté, elle dit qu'elle n'éprouve rien pour lui. Je lui trouve un côté Jospin. Lui aussi, il a fini par refuser la rose. Je reprends espoir et je zappe. C'est mon choix.

jeudi 28 août 2003

Canicule (2003)

Paris, le jeudi 28 août 2003

Les médias ont des mots paravent pour informer les gens, expliquer les événements : pour l'été le plus chaud depuis 1873, date de composition de la Saison en Enfer du poète Rimbaud (avril/août de cette année-là), on a trouvé le mot canicule ; et on explique avec ce mot les 450 morts oubliés dans les morgues parisiennes, les 3000 décès* exceptionnels en France (plus de la moitié dans l'agglomération parisienne), en majeure partie des anciens (ou, comme on préfère dire : "des personnes du troisième âge") ou encore, ce matin, les millions de "poulets industriels" en Bretagne, "victimes de la canicule"... Dans ces 130 années suivant la Saison en enfer, on a inventé, dans le désordre : le moteur à essence, les centrales nucléaires, la climatisation, le Frigidaire, l'avion à réaction, le téléphone portable, le world wide web et la télévision...! Et la famille occidentale a été détruite pour des raisons qu'il serait trop ardu de discuter par cette chaleur. Un contemporain de Rimbaud a d'ailleurs très bien documenté par l'absurde cette destruction de la famille dans la Vienne fin-de-siècle en proposant la thérapie de la psychanalyse moderne à ses descendants... D'autre part, "sans transition", on nous parle, depuis longtemps déjà, d'un "réchauffement climatique" aux conséquences funestes, dont par exemple la fonte prévisible ou déjà effective des glaciers polaires qui augmenteront le volume des océans jusqu'à immerger des villes côtières comme New York, Rio de Janeiro, Hambourg, La Haye, Barcelone, Marseille, Naples, Venise et bien d'autres. Nos digues humaines ne pourront rien contre le déchaînement prévisible ou déjà effectif des éléments naturels à la suite d'un dérèglement écologique comme celui que nos activités planétaires occasionnent...

Canicule... quelle immense entreprise de désinformation... quelle insulte à l'intelligence populaire... quel nivellement vers le bas...! Pourquoi ne nous parle-t-on pas des effets néfastes de l'ozone (ou de l'absence d'ozone au-dessus des pôles), de la pollution, et de l'état de nos sociétés industrielles avancées où la famille, la sociabilité, les communautés se trouvent systématiquement démantelées, démembrées, cassées, pour produire des autistes dont l'automobiliste contemporain est la figure la plus représentative...?