dimanche 24 juillet 2016

MUNICH

Munich, la capitale de la riche Bavière, est connue à l’étranger pour sa fête de la bière et son club de football, éventuellement aussi pour les accords de 1938 qui se sont conclus dans cette ville ou encore pour l’action terroriste qui a endeuillé les jeux olympiques de 1972. Celle-ci a été immédiatement évoquée par les médias d’information qui étaient sur le pied de guerre dès cette fin d’après-midi du 22 juillet 2016 lorsqu’un jeune homme de nationalités allemande et iranienne, né et scolarisé à Munich, âgé de 18 ans seulement, a ouvert le feu avec son pistolet Glock 9 mm dans l’un de ces temples de la consommation qui truffent les villes allemandes, mi-centres commerciaux, mi-galeries marchandes. Inauguré en 1972, le nom de celui-ci – l'Olympia-Einkaufszentrum, l'un des plus grands d’Allemagne – sollicitait pour ainsi dire l’association avec la prise d’otages meurtrière d’athlètes israéliens par l’organisation terroriste palestinienne « Septembre Noir ».

Au départ des directs marathon, qui allaient durer toute la nuit et se prolonger le jour suivant, on ne savait rien, ou si peu, cependant que l’inévitable thermomètre des victimes ne cessait de grimper pour finalement s’arrêter à vingt-et-un blessés – certains très gravement – et dix morts, dont le forcené qui, deux heures après la tuerie en masse qu’il a déclenchée à la sortie´d’un fast-food vers 18h, « s’est jugé lui-même sous le regard de la police », selon la formule de la presse allemande, en se tirant une balle dans la tête. Il disposait de plus de 300 cartouches de munition et le numéro de série de son arme avait été limé.

L’ignorance dans laquelle les médias et les forces de police ont été placés dans les premiers temps, l’information officielle selon laquelle il y aurait trois auteurs en fuite, la piste terroriste que l’on ne pouvait exclure, les différentes alertes comme celle d’une fusillade au centre-ville, les messages des autorités qui incitaient la population à ne pas sortir, le bouclage de la gare centrale et des axes routiers, la suspension des transports en commun et bien sûr l’importance du dispositif d’intervention fort de quelque 2300 policiers, dont des troupes d’élite : tout cela ne pouvait que créer une panique générale. Or, il s’est avéré que le tueur avait agi seul et ne s’était pas beaucoup éloigné du périmètre de l’Olympia-Einkaufszentrum.

Lors de la perquisition de la chambre qu’il occupait chez ses parents, les enquêteurs ont découvert de la documentation sur le phénomène de l'« amok » : ce mot d’origine malaisienne, qui signifie « en colère », « enragé », s’appliquant aussi bien à l’auteur qu’à son acte, est communément utilisé en allemand pour désigner une « tuerie en masse » ; moins courant en français, il est surtout employé en ethnologie, et son usage n’a pas véritablement franchi les limites de cette discipline. – Le tueur s’était notamment intéressé à l’amok de Winnenden (Bade-Wurtemberg, 11 mars 2009) où un jeune homme de 17 ans s’attaqua d’abord à son ancienne école, qu’il avait quittée en 2008 après son brevet, pour y abattre neuf élèves et une professeure, puis il assassina lemployé dun centre psychiatrique, força ensuite un automobiliste à l’emmener 100 km plus loin, où il tua encore deux personnes dans une station service et blessa grièvement deux policiers avant de se suicider.*

Les commentateurs – et le préfet de police de Munich, Hubertus Andrä – ont également relevé que l’on commémorait ce 22 juillet 2016 les cinq ans de la tuerie d’Oslo et Utøya, où Anders Behring Breivik avait assassiné soixante-dix-sept personnes : après en avoir tué huit avec une bombe posée dans le quartier gouvernemental de la capitale norvégienne, Breivik s’était rendu sur l’île d'Utøya distante de trente kilomètres, où un événement organisé par le parti travailliste avait lieu ; attifé en policier, il y avait sévi pendant plus d’une heure et abattu soixante-neuf jeunes gens.

Il va sans dire que l'attaque récente à la hache perpétrée dans le train de Wurtzbourg en Bavière (18 juillet 2016) par un auteur de dix-sept ans présumé afghan, et surtout l’attentat de Nice du 14 juillet, ainsi que leur médiatisation dans un climat général d’insécurité, ont dû avoir une influence considérable sur ce passage à l’acte. – Or, toutes les « courses meurtrières » mentionnées ont un point commun : contrairement aux actions concertées comme les attaques parisiennes du 11 janvier 2015 contre Charlie Hebdo et le supermarché casher, puis celles du 13 novembre 2015 au Stade de France, dans les rues des 10e et 11e arrondissements et au Bataclan, ces massacres sont le fait de « loups solitaires », de « personnes isolées », dont, à y regarder de près, la socialisation est largement compromise. L’idéologie fasciste d’un Anders Behring Breivik à Oslo ou la « radicalisation express » d’un Mohamed Lahouaiej-Bouhlel à Nice pourraient n’être que des « motivations secondaires » (Freud) ou des rationalisations de pulsions agressives et finalement meurtrières qui naissent d’une haine fondamentale de la société sur la base d’un phénomène qui commence à prendre des proportions inquiétantes : la désocialisation.

On a pris l'habitude de dire que les victimes de certains de ces auteurs seraient choisies au hasard. Il semble au contraire que ce n’est que rarement le cas : à Winnenden, comme dans tous les établissements scolaires ou universitaires ciblés par les assassins, les victimes sont forcément des élèves et des professeurs. Certains auteurs s’attaquent également aux membres de leur famille ou aux habitants de leur lieu de résidence. Les victimes de Breivik étaient des jeunes intégrés, certes dans un mouvement socialiste, mais avant tout jeunes et intégrés, celles de Lahouaiej-Bouhlel étaient d’abord des familles, et donc supposées unies par ce lien familial. De plus, le choix de la luxueuse promenade des Anglais n’est pas sans importance, tout comme le jour de la fête nationale qui symbolise une sorte de « communion » entre citoyens d’un même pays. Quant aux victimes de Munich, il sagit en majorité d'adolescents (trois de 14 ans, deux de 15 ans, trois autres de 17, 19 et 20 ans), et il semble que lassassin avait tenté den recruter certains sur un compte Facebook piraté qui leur promettait des consommations gratuites au fast-food (« Venez à 16h chez Meggi [McDo] à lOEZ [Olympia-Einkaufszentrum] Je vous paie un truc si vous voulez, mais pas trop cher »).

Ces problèmes de désocialisation, et la désorientation qui en procède, ne sont pas suffisamment étudiés, même si l’on convient tacitement ou plus explicitement que les phénomènes de radicalisation de plus en plus fréquents ont un certain lien avec ce que l’on appelle un peu rapidement l’« exclusion » ou l’absence d’« intégration ». Or, nos sociétés basées sur la concurrence et l’argent envoient un message contradictoire à leurs membres : le mot même de concurrence est éminemment paradoxal, puisqu’à la fois on « court ensemble » et les uns contre les autres, c’est-à-dire chacun pour soi ; quant à l’argent, il représente simultanément l’essence même ou la condition sine qua non de toute socialisation et le symbole de la désocialisation puisqu’il génère un formidable égoïsme où une entreprise universelle de quantification tend à détruire toutes les qualités, toutes les « valeurs » au profit d’une seule : avoir – « faire » – de l’argent à tout prix.

Mais l’amok, les actes délirants, les idéologies meurtrières sont aussi les symptômes de « crises » et comme telles tributaires des crises économiques qui, paradoxalement, tendent aujourd’hui à s’éterniser, s’étant « traditionnellement » – et toujours provisoirement – résolues par les guerres qui, depuis l’origine, ont rythmé l’histoire de l’Europe. Or, depuis 1945, le continent est en apparence pacifié, mais il ne l’est qu’en apparence : la guerre « froide » nous avait constamment exposés à la menace d’un affrontement quasi apocalyptique ; peu après la chute du mur, la dislocation de la Yougoslavie avait donné lieu à une série de conflits extrêmement meurtriers (1991-1999/2001) et les crises récentes autour de l’Ukraine et de la Crimée n’augurent rien de bon pour l’avenir. Mais le monde occidental avec sa puissante industrie de l’armement est également un grand « exportateur » de guerres. Les dernières actions d’envergure – en Afghanistan (2001), en Irak (2003), en Libye (2011) et actuellement en Syrie – mais également les livraisons d’armes à des régimes peu recommandables – qui dénotent une totale absence de morale lorsqu’il s’agit de profits et éventuellement aussi d’intérêts pudiquement appelées « géostratégiques » – montrent que la guerre reste l’un des moteurs de l’économie moderne et que le démembrement toujours possible de l’Union Européenne risque de nous précipiter une nouvelle fois dans l’abîme.

Si les tueurs en masse, qu’ils soient solitaires ou groupés, radicalisés ou simplement délirants, incarnent chacun à sa façon cette possibilité omniprésente de la guerre – bannie de notre horizon actuel parce qu’elle se déroule ailleurs – en devenant des guerriers, des chasseurs, des assassins, en réintroduisant donc la guerre dans un univers apparemment pacifié, un autre phénomène entre également en ligne de compte : la « virtualisation » de nos vies dans le cadre des dispositifs de communication et des jeux vidéo actuels où la présence réelle n’a plus grande importance et s’efface devant la présence virtuelle, quasi-transcendantale, où l’autre a cessé d’exister comme organisme vivant et où la mort ne figure donc plus que la fin d’une partie que l’on peut indéfiniment recommencer. 

SK, 23 juillet 2016


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* La suite de l'enquête révèle que le tueur s’était rendu Winnenden il avait pris des photos, que son action meurtrière aurait été préparée de longue date (« un an »), quil avait rédigé un « manifeste » et sétait procuré larme sur le « Dark Web » (Internet crypté, invisible pour lusager ordinaire).

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Ce dimanche soir, la Süddeutsche Zeitung revient sur les événements de vendredi en confirmant la panique générée par l'ignorance ou la mauvaise interprétation de la situation, mais aussi par une série de fausses informations et alertes, notamment sur les réseaux sociaux. Le journal précise que tout a commencé à 17h52 au premier étage du McDonald's où  le tueur assassine cinq personnes. Après être passé devant un anniversaire d'enfants qu'il ignore, il abat deux autres personnes devant le fast-food, puis une autre devant le magasin Saturn. Enfin, il parcourt 60 à 70 mètres sans tirer et entre dans la galerie marchande OEZ  où il commet son dernier assassinat près d'un escalier mécanique. Ensuite, sa trace se perd jusqu'à 20h11 où il est filmé sur le toit d'un parking en train d'échanger quelques paroles avec un locataire, qui l'invective depuis le balcon d'un immeuble à proximité. Après avoir croisé une patrouille de police qui fait feu sur lui et le manque, il met fin à ses jours dans une rue située à moins d'un kilomètre de la scène du massacre (Henckystraße). On apprend également qu'en 2015, il avait été hospitalisé pendant deux mois en psychiatrie et qu'il souffrait de dépression et de crises d'angoisses. Il semble aussi qu'il jouait à Counter-Strike un jeu de la catégorie des « ego shooters » pour se préparer en vue de la tuerie. Selon le directeur de la police régionale (Heimberger, LKA), « il s'agit d'un jeu auquel pratiquement tous les auteurs d'amok connus à ce jour ont joué. » 



mercredi 20 juillet 2016

Un certain 14 juillet

Le montage est consternant. Le matin, on transmet en direct le « traditionnel » défilé où l’une des plus importantes armées du monde, puisqu’elle dispose de l’arme atomique et qu’elle est soutenue par une industrie de l’armement hors pair, fait la démonstration de sa puissance. Par habitude ou par patriotisme, les Français sont rivés à l’écran, profitant de leur jour de congé ou se sentant moins seuls dans leur désœuvrement forcé. La grande communion nationale est suivie de la tout aussi traditionnelle interview du Président de la République dans ce monument hérité des temps monarchiques et impériaux qu’est le palais de l’Élysée. Malgré la grande impopularité qui lui est attestée semaine après semaine par des sondeurs compulsifs, François Hollande cherche à rassurer et fait, comme on dit si bien, contre mauvaise fortune bon cœur. Pour le président, l’élection de mai 2017 est encore loin quand, pour ses nombreux adversaires, elle s’approche au pas de charge. Ce qui est le cas de le dire.

Les formalités expédiées, la France peut passer aux choses sérieuses. L’arrivée au Mont Ventoux est attendue avec impatience, les caravanes sont de sortie, les boissons au frais. Puis la montagne du Vaucluse fait honneur à son nom : le vent au sommet est trop violent, l’arrivée est déplacée six kilomètres plus bas, les bookmakers revoient leurs cotes. Et près de la flamme rouge le maillot jaune se retrouve sans vélo, continue à pied : du jamais vu, « complètement surréaliste », à en croire les commentateurs.

Puis voici venir le temps de l’apéro, les uns sont en vacances, les autres font le pont, le fameux pont du 14 Juillet que l’on aime tant emprunter. Une bonne boustifaille, et c’est parti pour la fête, les bals, le feu d’artifice…

Peu avant 22 heures 45, aux abords de la promenade des Anglais à Nice, un tueur en masse s’apprête à démarrer son 19 tonnes frigorifique. Le feu d’artifice vient de se terminer, parents et enfants, jeunes et vieux sont encore sous l'emprise du spectacle, les enfants sont contents de veiller tard, rient et courent, les amoureux s’enlacent. Le bruissement régulier des vagues de la Méditerranée apaise les mouvements de la foule…

Soudain, la terreur fait irruption, imprévue, monstrueuse, impitoyable. Le camion frigorifique vient d’emprunter le vaste trottoir noir de monde, écrasant tout sur son passage, sans discernement, zigzaguant entre Niçois et touristes, riches et pauvres, enfants et amoureux. Quelles ont été les pensées, les sensations de l’homme au volant qui, s’il avait été normalement constitué, aurait dû s’arrêter net, réalisant subitement l’infaisabilité, la perversité, la folie de son entreprise ? Or, il continue son parcours de tueur en masse sur quelque deux kilomètres écrasant près de trois cents personnes, dont plus de quatre-vingts meurent.

L’homme est abattu dans la cabine de conduite par les balles des policiers, la promenade des Anglais est jonchée de linceuls, les médias ont commencé leurs reportages en direct, qui dureront toute la nuit sans apporter beaucoup d’informations concrètes, à l’exception du nombre de victimes et du mode opératoire. Après avoir, dans un premier temps, présenté le tueur en masse – un Tunisien de trente-et-un ans résidant à Nice depuis ses vingt ans – comme un homme adepte de la boisson et des conquêtes féminines, puis comme un dépressif et un mari violent, il est enfin supposé s’être « radicalisé très rapidement ». La revendication de l’attentat par le soi-disant « État Islamique », qui intervient deux jours plus tard, semble confirmer cette supposition.

Cette « radicalisation express » – son utilisation par les médias et les politiques – pourrait faire sourire si la situation et les faits n’étaient pas aussi graves. Or, une chose n’a pas été approfondie : l’homme était d’abord et avant toute radicalisation – qui, de toute évidence, ne fonctionnait chez lui que comme rationalisation de son action monstrueuse – un tueur en masse. Ainsi, le lieu qu’il a choisi n’est pas sans importance. Il pouvait bien sûr espérer y tuer le plus grand nombre de personnes. Mais cela n’empêche pas qu’il ait pu percevoir ce front de mer luxueux aux hôtels prestigieux fréquentés par les grands de ce monde comme un univers haï parce que pour lui à jamais inaccessible, un univers contre lequel il s’est vengé.

Dans notre meilleur des mondes, promu vingt-quatre heures sur vingt-quatre par les écrans publicitaires qui entrecoupent les interminables directs et les images vides des chaînes d’information privées, il n’y a plus de différence de classes. L’évoquer dans un contexte comme celui-ci relèverait presque de l’infamie. De même, il ne faut plus parler de la longue tradition discriminatoire des immigrés en France pour motiver des actes terribles comme celui-ci. Mais il y a une autre constante dans les « explications » politico-médiatiques de ces actions qui devrait choquer tout analyste sérieux : elles sont invariablement présentées sous forme « mono-causale ». Dès lors, si le tueur en masse est un islamiste radical, tout est dit, ce n’est pas la peine d’aller chercher plus loin, les causes de sa « radicalisation » sont exclues de l'analyse. Or, même si l’on a coutume de présenter ces tueurs en masse comme des espèces de machines ou de robots sans émotions, le moteur principal qui leur permet d’exécuter jusqu’aux actes les plus horribles et injustes est une accumulation de haines multiples et donc un énorme potentiel agressif, qui semble avoir tout particulièrement entraîné le tueur en masse de Nice. L’autre phénomène dont il faudrait enfin prendre en considération les conséquences funestes, c’est la désorientation générale que l'on constate dans nos sociétés dès les petites classes des institutions scolaires. Quoi de mieux qu’un kit idéologique pour combler cet abîme ? À ce qu’il semble, il est livré prêt pour utilisation immédiate !

 SK, 20 juillet 2016


Voir aussi > MUNICH (23 juillet 2016)