Vendredi 5 juin 2015 / opéra de Nice : Michel Onfray vs. Éric Zemmour Modérateur : Franz-Olivier Giesbert
En écoutant les pros de la polémique, les plus intelligents d'entre nous comprendront peut-être que...
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HEIDEGGER
En fait, et de manière plutôt spontanée, un échange à mes yeux très intéressant et sans véritable impétus polémique s'est développé dans les commentaires, en partant de ce qu'il faut bien appeler le "cas Heidegger".
"Nous nous sommes battus pour que la République soit la République." (Nicolas Sarkozy, 30 mai 2015)
Voilà qui est envoyé ! - Deux remarques en passant :
- Il est en effet malaisé de revendiquer le titre de "Républicain" dans le cadre d'un débat polémique comme celui - bien rhétorique ! - entre la "droite" et la "gauche", car le revendiquer pour soi, c'est implicitement le refuser à l'autre.
- M. Sarkozy a lui aussi - comme son successeur - un bilan, qu'il essaye de faire oublier - de masquer - par de beaux discours, et ce changement de nom d'un parti qu'il présida déjà entre 2004 et 2007, qui lui fournit ici l'occasion d'une "refonte" - bien théorique ! - rappelle sa stratégie de la "rupture" lors de la campagne présidentielle de 2007 où il compte succéder au président Chirac dont il reste cependant le ministre de l'Intérieur jusqu'à la veille du scrutin.
Jean-Luc Mélenchon, invité de l'émission On n'est pas couché (sur France 2, le 9 mai 2015)
Je me dis à la fois qu'il faudrait peut-être que je lise ce bouquin sur l'Allemagne (*) et que je n'ai aucune envie de me farcir l'avis d'un dirigeant politique, bricolé à partir "de stats et [...] de la presse allemande qu'on m'a donné à lire" [à 5:18]. - De plus, Jean-Luc Mélenchon propose sur son blog une rubrique intitulée Dix ans de contributions sur l’Allemagne (2005/2015) où je ne trouve aucune mention de la victoire de Bodo Ramelow (Die Linke) en Thuringe (fin 2014) ni de l'instauration d'un salaire minimum depuis le 1er janvier 2015 (grâce au SPD) ou encore des mouvements de grève actuels et du travail des syndicats. - Je lis au contraire pour l'année en cours [loc. cit.] :
5 janvier 2015 : Tenir tête à madame Merkel ne comporte qu’un risque : pour les Allemands – Extrait de note de blog
26 janvier 2015 : Dette : l’Allemagne doit payer – Extrait de note de blog
20 février 2015 : Le gouvernement allemand est le problème posé à l’Europe – Extrait de note de blog
25 février 2015 : Le problème en Europe, c’est l’Allemagne de Merkel – Note de blog
20 mars 2015 : Le gouvernement allemand répand le poison de l’austérité – Interview RMC-BFMTV
30 mars 2015 : Dire stop à l’Allemagne – Communiqué
31 mars 2015 : Madame Merkel est en train de faire une Europe allemande – Vidéo RTL
4 avril 2015 : Obscène germanolâtrie – Extrait de note de blog
4 avril 2015 : La Grèce étranglée par l’Allemagne – Extrait de note de blog
11 avril 2015 : Les sanctions anti-Russes sont illégales – Extrait de note de blog
13 avril 2015 : Une députée allemande Die Linke démonte la politique de Merkel – Vidéo de la Télé de Gauche
17 avril 2015 : L’odieux Schäuble doit demander pardon aux Français – Communiqué
24 avril 2015 : Espionnage : l’Allemagne complice de la NSA – Communiqué
30 avril 2015 : Un pamphlet contre la légende du prétendu « modèle allemand » – Extrait de note de blog
30 avril 2015 : Oreilles allemandes jusqu’à l’Élysée : Merkel doit s’excuser – Communiqué
Face à ces formules choc, M. Mélenchon entend rassurer sur le poids de son livre [à 6:35] : "C'est pas un livre de fumiste, je voudrais pas que l'on croie que c'est pas du boulot, ça [il agite son bouquin], c'est des dizaines d'heures de travail..." - Des dizaines d'heures de travail, rien que ça ! - Et d'enfoncer le clou de la prévention [à 9:55] : "Mais je voudrais pas qu'on croie que c'est un livre anti-allemand, moi je suis pas anti-allemand." - Pas besoin d'avoir lu La dénégation de Freud (1925) pour capter ces deux messages !
Si j'ai bien compris, la thèse centrale du bouquin, c'est que le "système allemand" ne marche pas [à 11:10]. Or, connaissant bien les deux pays et les deux idiomes, je sais que les systèmes sociaux allemand et français, en gros, se valent : des deux côtés du Rhin il y a le RSA (ou Hartz 4), la sécu pour tous, les allocations logement. En Allemagne, on touche en outre (Rhin) une "prime" de 184€ par mois pour chaque enfant (jusqu'à sa majorité) et l'État social est inscrit dans la Constitution, ce que ni Mme Merkel ni aucun autre dirigeant ne peut changer.
On frise le ridicule lorsque le politicien aborde le rôle de la femme en Allemagne en citant les "trois K" :Kinder, Küche, Kirche (Enfants, Cuisine, Église). Il s'agit d'un "archaïsme" remontant à Guillaume II [wikipedia en], dont on se moque de nos jours avec la formule Kinder, Küche, Karriere. Mais pourquoi M. Mélenchon déterre-t-il cette relique patriarcale [à 13.45] tout en concédant - heureusement - qu'elle n'a plus cours aujourd'hui ?
J'ai laissé aujourd'hui un commentaire chez une voisine dont j'apprécie par ailleurs les notes qui touchent à l'art, mais puisque la chose a également été reprise par une autre sympathique voisine dans un contexte différent, je voudrais développer un peu mon argument :
Il ne faudrait pas surestimer notre plate-forme. Je ne pense pas qu'elle soit le reflet de l'opinion publique qui me paraît de plus en plus le résultat d'une manipulation savante sur laquelle je ne m'étendrai pas, mais dont nous sommes tous les victimes, à des degrés divers. Ceux qui s'expriment ici se convainquent peut-être à leurs moments perdus qu'ils peuvent avoir une influence quelconque sur l'opinion des autres ou, pour les plus hardis, sur l'opinion publique en général. Ce que je constate au contraire, un peu comme tout le monde, c'est qu'à de rares exceptions et tentatives de dialogue près, il n'y a que deux réactions patentes : l'assentiment sans réserve et le désaccord le plus profond.
Cette constellation binaire donne lieu à des positions caricaturales, en supposant à l'autre - considéré comme "ennemi à combattre" - une certaine "pensée" inaltérable, toujours identique à elle-même, à l'image de cette fameuse "bienpensance" (*), invariablement attribuée aux gens dits de "gauche" en utilisant, comme une massue, ce signifiant sociologisant qu'est le "bobo", dont on ne sait plus très bien quel genre de personnes il désigne au juste, puisque de toute évidence il ne s'agit plus du "bourgeois bohème", ni d'ailleurs du bourgeois en général, ce qui est plutôt significatif, car on se souviendra peut-être d'une autre expression coup de poing, apparemment passée de mode aujourd'hui : la fameuse "pensée bourgeoise", dont la plupart des "ironiseurs" de la bienpensance conservent de beaux restes. Dans la sphère où nous exerçons, l'un des problèmes à mon sens peu évoqué est celui-ci : lorsque vous caricaturez la pensée de l'autre pour asseoir la vôtre en contre-point, vous devenez vous-même une caricature ! - Car en assignant à l'autre, dans sa "différence" présumée essentielle, un caractère immuable, statique, vous ne lui interdisez pas seulement d'évoluer et - pourquoi pas ? - d'adhérer à votre point de vue, mais vous focalisez, vous arrêtez votre propre pensée sur le différend postulé, ce qui vous oblige vous aussi à endosser une identité rigide et vous condamne finalement à la stagnation. Avec les fabricants du consensus, on assiste parallèlement à un nouvel essor des créateurs de dissension et en cela, notre plate-forme est en effet dans l'air du temps : paradoxalement, avec les principes d'identité et de non-contradiction, hérités de la logique formelle, il faut aujourd'hui être en désaccord permanent avec l'autre - camp, parti, clan etc. - que l'on a pris soin de réduire à sa "plus simple expression", dont on guette les moments où il ne serait pas en phase avec ses "principes", déclarés ou supputés, avec l'identité qu'on lui assigne ou qu'il s'octroie lui-même. Il ne faut pas croire : les consensus sont bien plus larges qu'il n'y paraît. Pour ne prendre que ces exemples : faute de choix, nous avons tous plus ou moins accepté un système basé sur l'argent et les rapports marchands qu'il implique, nous utilisons pratiquement tous les "moyens de communication modernes" et nous consommons sans trop manifester notre désapprobation de la publicité à tous les étages. Toute critique semble ici vouée à l'échec : elle serait d'une trivialité consternante, n'est-ce pas ? De même : certaines dissensions sont manifestement fictives puisque peu d'entre nous souhaitent, par exemple, que les massacres, qui enflamment à nouveau le monde, se poursuivent éternellement. Et pourtant, nous trouvons le moyen d'utiliser l'horreur ambiante pour nous invectiver copieusement. - De même : la grande majorité de gens trouve que les politiciens au pouvoir se valent par leur incapacité à résoudre la crise de l'hyper-capitalisme, qui frise actuellement la quarantaine, mais il faut continuer à marquer le "camp opposé" à la culotte alors que, dans le contexte présent, un consensus a minima serait requis. Or, puisque tout accord semble condamné d'avance, le maintien du status quo est assuré, et le tour est joué !
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Petite conclusion personnelle : en essayant de prendre une part active à cet espace d'expression depuis l'été 2013, j'avais espéré des discussions à bâtons rompus sur ce qui s'appelle les "choses mêmes" car je reste convaincu que la pensée est une affaire collective. Mais j'ai assez vite compris ma douleur. On vous somme de vous engager, c'est-à-dire de choisir un camp, de vous ranger vous-même dans un tiroir qui servira ensuite à vous cataloguer, à vous "calculer", à jouer la carte maîtresse de la personnalisation. Les "choses mêmes" n'ayant alors plus guère d'importance, les polémiques ajoutent rapidement au chaos doxologique actuel où les mots n'ont qu'une fonction rhétorique ou pragmatique. - Et puis : lorsque vous essayez de préserver une certaine rigueur intellectuelle dans vos contributions, vous risquez d'être taxé - ouvertement ou plus sournoisement - de prétentieux, de "professoral", ou je ne sais quoi encore. Ce qui veut dire qu'il vous est fortement suggéré de niveler vers le bas, de renoncer à envisager les êtres, les choses, le monde, dans leur complexité, leur nature paradoxale, et finalement de "bétonner", de "fermer toutes les portes", comme diraient les criminalistes. - Enfin : publiant sur Internet depuis plus de dix ans, je savais qu'en venant ici, il ne fallait donner qu'un minimum d'informations personnelles pour ne pas risquer leur détournement abusif. Or, si j'avais parlé de mes origines, des expériences de mes parents et grands-parents, de ma propre vie, présente et passée, cela aurait peut-être clarifié certaines choses, levé quelques ambiguïtés, mais je ne crois pas que cela aurait permis de transformer un solide ressentiment en un début de bienveillance. Et quand bien même : peu importe le corps, l'incarnation, l'expérience que nous voudrions faire valoir dans ce cadre, nous y mènerons toujours une existence résolument cérébrale. - Indéfiniment ! L'homme n'est qu'un roseau le plus faible de la nature ; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser. Une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue ; parce qu'il sait qu'il meurt ; et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. - Ainsi toute notre dignité consiste dans la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever, non de l'espace et de la durée. Travaillons donc à bien penser. Voilà le principe de la morale. [Blaise Pascal, Pensées, 3e édition, Paris 1671, XXIII, Grandeur de l'Homme, pp. 171 ssq.]
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