jeudi 16 février 2017

Brèves élucubrations de l'homme qui s'arrachait les cheveux ...

Devant l’état actuel du monde, l’impitoyable gouvernance globalisée des pouvoirs économico-financiers, la corruption des politiques et l’indécrottable naïveté des électorats pseudo-démocrates, devant la résurgence des vieilles idéologies et la manipulation technologique des masses, devant les argumentations fallacieuses où, par exemple, les « origines » prétendument ethniques ou les appartenances « culturelles » expliqueraient des comportements dus en réalité aux conditions sociales et économiques, devant l’inégalité des termes de l’échange et la désertification de la planète au profit d’une oligarchie amorale, tout observateur quelque peu sain d’esprit ne peut que s’arracher les cheveux qui lui restent après cinq millénaires d’histoire humaine faite de massacres et d’exploitations sans scrupules des hommes, femmes, enfants de cette terre…

– Ah ! mais les réalisations culturelles, les grandes civilisations, les prouesses technologiques et les avancées scientifiques ne font-elles pas la grandeur de l’Homme ? demande-t-on. Et : ne sommes-nous pas immensément supérieurs à toutes les autres créatures, notre destin n’est-il pas de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature » (Descartes) ?

Or, qui sommes-nous donc pour ainsi nous ériger en « couronne de la Création » sur cette minuscule (et merveilleuse) planète bleue croisant quelque part dans une banlieue galactique, apparus sous notre forme actuelle voici peut-être trente millénaires, ne sachant écrire que depuis cinq ? Que sommes-nous dans le temps dit géologique qui se compte en milliards d’années ?

Oui bien sûr : les réalisations culturelles, les grandes civilisations, etc. etc. Soyons convaincus qu’elles seront réduites à néant dans quelque temps (contrairement à l’Homme, la Nature a le temps), qu’elles ne sont rien face à l’immensité mystérieuse de l’Univers. Et nos divinités, plurielles puis uniques, nos monades et nos idées transcendantes ? Mais croyez-vous donc sincèrement que devant l’immensité mystérieuse de l’Univers et notre brève Histoire misérable (oui, misérable car pleine de souffrance inutile, d’arrogance et de vanité « humaine, trop humaine »), une quelconque sphère transcendante puisse nous être assignée en particulier (à nous et à nulle autre créature, ici ou ailleurs dans l’immensité mystérieuse de l’Univers) ? – Croyez-vous sincèrement que si la Nature relève d’une création divine nous puissions en disposer comme nous le faisons (abattoirs industriels, exterminations en masse etc. etc.) ?

Les considérations qui président à cette attitude éminemment destructrice de l’espèce dont, bon gré mal gré, nous faisons tous partie, me semblent avoir trait à ceci : nous sommes mortels (tant comme individus que comme membres d’une civilisation, d’une ethnie, voire de l’espèce humaine tout entière) et nous nous croyons immortels ; nous sommes face à un « inconnaissable » fondamental et nous nous érigeons en « connaisseurs » (scientifiques, théologiques etc.). Mais quel est cet inconnaissable ? Savons-nous donc pourquoi nous sommes mortels ? N’avons-nous pas inventé une prétendue « immortalité de l’âme » (ou encore une « métempsychose ») pour affronter cet inconnaissable ? Ne sommes-nous pas allés jusqu’à nous inventer des dieux, des traditions, des destins pour faire face à cette incertitude absolue ? L’humanité scientifique (qui pratique actuellement l’« expérimentation totale » : preuve de son ignorance fondamentale) n’a-t-elle pas pris la succession (et donc accepté l’héritage) de l’humanité théologique pour instaurer le règne de la Connaissance après celui des dieux et des princes ? Intriquée dans les méandres pragmatiques des techniques et des sciences appliquées, n’a-t-elle pas provoqué le désastre, le chaos actuel, ce « dérèglement de tous les sens » qui, en fin de compte, permet le retour en force de l’humanité théologico-politique ?

Oui, après ce bref éclair de la Raison et de la Démocratie, nous voici revenant aux ténèbres archaïques et caverneuses de l’Homme primitif. On peut même se demander si nous ne sommes toujours restés cet homme barbare (pour qui le barbare, c’est toujours l’autre) ; et s’il est permis d'ajouter ìci un éclair de lucidité, certes profondément atrabilaire : nous proliférons telle une vermine (pour qui la vermine, c’est toujours l’autre).

Une solution à ces élucubrations de l’homme qui s’arrachait les cheveux face à l’Homme ?

Les Anciens – avec tous leurs travers (et, déjà, leurs grandes réalisations culturelles, leurs grandes civilisations etc.) – s’appelaient encore les « mortels » : « Socrate est un homme, tous les hommes sont mortels, donc Socrate est mortel » : il ne s'agit pas ici d'un simple syllogisme (car il aurait pu avoir un contenu différent), mais bien d'un axiome existentiel ! – Or, héritiers des pensées de la transcendance (également nées dans l’Égypte d’Akhenaton, par exemple, et surtout dans le monde hellénique, depuis Platon jusqu’aux évangélistes), nous menons une vie d’« immortels » (le nom que les Anciens donnaient aux dieux de l’Olympe).

Ce délire d’immortalité a pour pendant nécessaire le délire de l’origine (qui depuis quelque temps fait également son retour en force) : immortels, nous sommes enchaînés à ce que nous sommes « nécessairement », « archaïquement » (au sens du grec arkhè) ; nous sommes donc incapables de changer, de nous transformer, car nous sommes ipso facto enchaînés à un destin immuable, « principiel » (encore au sens du grec arkhè qui possède ce double sens de commencement et de principe : « Èn arkhè èn o logos », habituellement rendu par : « Au commencement fut le verbe »).

La solution ne peut être que collective : une civilisation basée sur la « temporarité » de notre existence est requise de toute urgence. Or, il ne sert à rien de vouloir la créer de toutes pièces (pour ainsi dire « ex nihilo ») : elle adviendra « naturellement » lorsque nous nous serons réconciliés avec l’inconnaissable (et, partant, avec cet « inconscient » que Freud a simplement redécouvert pour la pensée moderne) et avec l’immensité mystérieuse de l’Univers qu’aucune mythologie (ou théologie ou science) humaine ne rendra jamais commensurable.

C’est ici qu’une analyse pointue de la nature du temps (et du temps de la Nature) devrait intervenir pour montrer l’absurdité de nos conceptions actuelles de la temporalité placée sous le signe de l’immortalité, de la reproductibilité et du « progrès » (technologico-scientifique) indéfinis. L’entreprise est évidemment trop importante pour être menée à bien dans le cadre présent …