lundi 28 septembre 2015

D'Allemagne

Certaines lectures sur notre plate-forme de L'OBS et ailleurs m'inspirent une réaction que je ne voudrais ni personnelle ni inutilement polémique. D'où cette nouvelle note sur l'Allemagne.
 
Ce n'est pas un secret que mon métier m'a amené à vivre dans ce pays, dont je connais parfaitement la langue et, dans une moindre mesure, l'histoire, la culture et les gens qui y vivent. Un savoir tout de même suffisant pour remarquer la persistance des images d'Épinal de ce côté-ci du Rhin, qui sont parfois encore - du moins entre les pixels - empreintes d'un esprit revanchard étrangement anachronique. Peu importe. Chacun assume ses dires et ses délires. S'il peut exister, se rassurer avec des demi-vérités, des approximations, si la dénonciation de coupables, de responsables lointains lui permet de fermer les yeux sur ce qui se passe autour de lui, il y a peu de chances qu'il ôte ses œillères ou ses vieilles lunettes, d'autant moins qu'elles lui rendent encore de fiers services.

Je note trop souvent l'ignorance partielle ou complète du fonctionnement de la démocratie allemande, puisque le pouvoir d'un chancelier est régulièrement confondu avec celui du président français : méconnaissance donc de l'importance du parlement fédéral (Bundestag), des négociations et des coalitions qu'un tel régime parlementaire impose ; à cela s'ajoute le pouvoir des gouvernements régionaux au sein des Länder, qui interviennent également au niveau "fédéral" - lire "national" en français - à travers la chambre haute du Bundesrat. - Avec ces erreurs d'appréciation, dues certainement aussi à un manque d'intérêt pour ce qui se passe chez les voisins, je remarque une nouvelle forme d'instrumentalisation de la période "national-socialiste", qui marque en effet une apogée de l'horreur humaine. Alors que les responsables de l’Allemagne contemporaine font tout ce qui est en leur pouvoir - au niveau constitutionnel, institutionnel, éducatif etc. - pour que cela ne puisse plus jamais se reproduire.

dimanche 20 septembre 2015

Le cas Onfray

Michel Onfray n'est pas certainement pas un "politique". Ni un "philosophe" au sens noble de ce terme qui, comme le reste, est victime d'une prodigieuse inflation, prouvant au besoin que l'Homme moderne est le contraire du légendaire alchimiste, capable de transformer les excréments en or.


Mais médiatique, il l'est assurément. Sous ce label de "penseur médiatique" - et donc forcément de "bon client" - il forme avec les agrégés B.-H. Lévy et A. Finkielkraut, rejoints par E. Zemmour, tout de même diplômé de Sciences Po, un quatuor d'enfer que le monde entier doit - ou devrait - nous envier.

mardi 15 septembre 2015

Bien-pensance

De toute évidence, le sens actuel de la « bien-pensance » n'englobe pas celui de « bien penser ». Car ceux qui utilisent cette expression polémique pour fustiger les  « bien-pensants » sont eux-mêmes convaincus de bien penser. En conséquence, ils pensent également que les autres pensent mal. – Je ne sais pas si le concept de « mal-pensance » existe. Si oui, il ne devrait pas non plus avoir le sens de « mal penser », mais bien celui de penser du mal des « bien-pensants ». – En revanche, les «  bien-pensants » pourront toujours se référer à une devise qui, ne datant pas d'hier, rassurera au moins les traditionalistes : « Hon[n]i soit qui mal y pense. » [ici p.ex.]

En feuilletant l'encyclopédie Wikipédia, on est surpris de lire ceci : « L'expression apparaît en 1931, sous la plume de l'écrivain catholique et royaliste Georges Bernanos, à l'époque ouvertement antisémite, dans l'ouvrage La Grande Peur des bien-pensants. Les "bien-pensants" désignaient les démocrates libéraux, coupables selon lui d'intégrer des citoyens d'origine juive et de diluer l'identité française. » Et l'article se poursuit ainsi : « Lors de la 2ème guerre mondiale, Georges Bernanos décide cependant de rejoindre la Résistance estimant que "Hitler a déshonoré l’antisémitisme" ». Si, avec cette précision hors sujet dans un article sur la bien-pensance, le rédacteur cherche à excuser l'écrivain, je dirais que c'est plutôt raté. Et quand bien même  : tout publiciste, surtout lorsque son œuvre est appréciée du grand public, a une certaine influence sur le formatage de l'opinion et donc, indirectement, sur le cours des événements. L'irresponsabilité et la « viscéralité » – bref : la « mal-pensance » ! – risquent alors de se transformer rapidement en poison mortel.


Mais bon. Apparemment, de l'eau aurait coulé sous les ponts. Aujourd'hui notre expression fait référence au « politiquement correct » ou encore à la « pensée unique », qui seraient avant tout imputables à « la gauche ». Et comme il s'agit d'un concept polémique, nous ne sommes pas étonnés de constater qu'il est surtout utilisé par ceux qui se réclament de « la droite ». – Mais en regardant de plus près, on s’aperçoit que la controverse actuelle mélange un certain nombre de choses, si tant est, bien sûr, que les mots aient encore un sens. En parlant de « pensée unique », je suppose qu'on fait implicitement référence aux systèmes totalitaires alors que, pour l'instant, nous vivons encore dans un pays libre où toutes les opinions sont permises (et où le racisme n'est pas une opinion mais un délit). Il s'agit alors d'un emploi délibérément abusif. – Quant au « politiquement correct », sérieusement, j'ai du mal à repérer de la « correction » dans ce registre, quand les politiciens professionnels de tous bords démontrent au quotidien que tous les coups – même les plus bas – sont permis. Mais peut-être la bien-pensance n'a-t-elle rien à voir avec la politique ? Dès lors, que viennent faire la « droite » et la « gauche » dans cette galère ?

En effet – et il s'agit d'une autre utilisation détournée – le politiquement correct consiste, selon la définition de Wikipédia, « à adoucir excessivement ou changer des formulations qui pourraient heurter un public catégoriel, en particulier en matière d'ethnies, de cultures, de religions, de sexes, d'infirmités, de classes sociales ou de préférences sexuelles. » Dans un entretien intitulé Le bien-pensant, c’est toujours l’autre, la médiatique Natacha Polony va plus loin [ici] :  « Il faudrait déjà rappeler qu’au départ, le politiquement correct désigne une façon d’édulcorer le langage pour éviter de nommer les choses parce que cette dénomination pourrait choquer. Derrière ce terme, il y a l’idée que le réel est violent et qu’on va l’adoucir en niant ou en contournant les problèmes. » – J'ignore cependant si la journaliste s'est rendue compte d'une méprise : ce ne sont pas tant les « choses » que les personnes, et plus précisément les minorités, qu'il s'agit de désigner avec « correction », avec respect. Que l'hypocrisie et le ridicule soient ici de la partie, cela ne fait aucun doute. Mais préfère-t-on vraiment revenir aux insultes et aux brimades d'un passé encore récent ?

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En Allemagne, le mot « Gutmensch » – littéralement « homme bon » (plutôt que bonhomme)  ou « homme de bien » – possède à peu près le même emploi que l'expression « bien-pensant » en France. Le Duden, dictionnaire de référence, définit comme suit ce mot, en précisant son emploi « en général péjoratif ou ironique » : « Homme [naïf] dont le comportement et l'engagement, perçus comme crédules, exagérés, énervants etc., relèvent du politiquement correct. » – Wikipedia confirme l'affinité entre Gutmensch et bien-pensant, puisque les articles correspondants sont interconnectés. La version allemande valide la tendance française : « Dans la rhétorique politique des conservateurs et de gens de droite, Gutmensch est utilisé comme un concept militant. » – Or, le 23 mars 2015, le quotidien Die Welt propose ce titre surprenant pour un journal libéral-conservateur du groupe Springer : Qui dit Gutmensch mérite sa vague d'indignation [Shitstorm]. Le chapeau résume l'article : « La longue route vers la droite : Ancien patronyme originaire de Moravie, Gutmensch s'est transformé en une expression de haine. Aujourd'hui, il n'est plus possible de l'utiliser. Mais il y en a qui ne s'en sont pas encore aperçus. » Et Matthias Heine d'amorcer sa chronique : « Aujourd'hui, Gutmensch est une expression sarcastique. Une de celles qu'une personne responsable n'utilise plus. Son emploi excessif par les mauvaises personnes l'a rendue inutilisable. Il n'y a plus que les nazis et les idiots sans finesse linguistique pour dire Gutmensch. Et parfois – encore et toujours – des gens qui portent une pince sur le nez et ne sentent pas l'odeur nauséabonde. »


lundi 7 septembre 2015

Social-démocratie (une mise au point)

En plein débat « droite-gauche », qui tend à se vider de son sens et être privé de tout rapport à la réalité par des discours extrémistes de plus en plus nombreux et fanatiques, il me paraît utile de rappeler quelques fondamentaux.



Il s'agit de comprendre que la social-démocratie est à la fois indispensable dans le système qui l'a vu naître le libéralisme, l'économie libérale, le « capitalisme » et impensable ou absurde en dehors de ce même système.

Le  capitalisme moderne a mis longtemps avant de prendre sa forme industrielle au 19e Siècle et donner naissance aux mouvements de contestation qui s'appelaient alors « socialistes » ou « communistes », dont l'objectif était de mettre fin au système d'exploitation « de l'homme par l'homme ». Quelques rappels peuvent illustrer sinon légitimer ces motivations (1) :

En 1832, les quatre personnes d'une famille ouvrière gagnent en tout avec les quatre salaires à peu près 760 francs. Les quatre salaires sont différents. Pour 300 jours de travail, le père ramène 450 francs au foyer. La femme, elle, travaille 200 jours pour une paie annuelle de 180 francs. Quant aux deux enfants, ils ne sont à l'usine que 80 jours [par an] pour un salaire de 65 francs chacun. Mais les salaires varient selon les régions. Le budget familial est divisé en fonction des besoins les plus pressants. Dans ces conditions, il est très difficile d'économiser car il n'y a jamais trop d'argent. Le salaire journalier pour quinze heures de travail se monte à deux francs pour un homme, à un franc pour une femme. Les deux enfants sont payés de 30 à 40 centimes selon leur âge.

Si quinze heures de travail quotidien (en 1832) sont déjà à la limite du supportable, les salaires versés ne peuvent se comprendre que sur la base du coût de la vie à cette même époque (2) : 

samedi 5 septembre 2015

Philosophie et vérité (1965)



Philosophie et vérité (1965)


Un demi-siècle plus tard, ce document pourrait paraître un peu décalé si d'éminents représentants de la philosophie française du 20e Siècle - l'une des plus brillantes de l'histoire des idées - n'étaient invités à s'y exprimer : Jean Hyppolite et Georges Canguilhem, Michel Foucault et Paul Ricœur, avec la complicité de Dina Dreyfus et du jeune Alain Badiou. - C'est Jean Fléchet qui réalise cette série intitulée : L'Enseignement de la Philosophie, cinq entretiens filmés pour la Radio-télévision scolaire (édition en cassettes par Nathan et le CNDP en 1993), dont la vidéo présentée ci-dessus est extraite.

Je suis tombé par hasard sur ce document plutôt technique, qui pourrait de ce fait être perçu comme rébarbatif. Or, justement : on appréciera peut-être la rigueur et le sérieux des intervenants en y comparant le "relâchement" de ceux qui revendiquent aujourd'hui le titre d'intellectuel sur cette agora truquée qu'est la scène médiatique. Voilà pourquoi un effort de concentration et de compréhension ne saurait être que bénéfique car la seule chose que nous risquons, c'est de nous réconcilier avec la profession de penseur.

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Quelques précisions

On trouvera plus d'informations à propos de la série L'Enseignement de la Philosophie, destinée aux classes de terminale, sur le site du > CNDP . Pour l'épisode Philosophie et vérité en particulier, on pourra consulter le > livret en pdf.

Jean Hyppolite (1907-1968) était un grand spécialiste et traducteur de Hegel. Professeur au Collège de France et ami de Maurice Merleau-Ponty, il fut l'un des maîtres de la génération suivante (Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Gérard Granel...). - On retrouve également certaines de ses interventions dans les Séminaires de Jacques Lacan.

Georges Canguilhem (1904-1995) fut docteur en philosophie et en médecine. On lui doit un essai qui fit date : Le Normal et le Pathologique (1943/1966). Élève de Gaston Bachelard, il dirigea la thèse de Michel Foucault et eut également une certaine influence sur le travail de Pierre Bourdieu.

Michel Foucault (1926-1984) forgea le concept de l'Archéologie du savoir (1969). Professeur au Collège de France, son influence est loin de se limiter à la pensée française ou francophone. Certains de ses ouvrages - comme l'Histoire de la folie à l'âge classique (1964, sa thèse d'État) ou Surveiller et punir (1975) - ont connu un succès mondial et ouvert de nouvelles voies dans la recherche en sciences humaines.

Paul Ricœur (1913-2005), longtemps professeur à Paris-X (Nanterre), fut un spécialiste de la phénoménologie husserlienne, puis se tourna vers les sciences de l'interprétation (herméneutique, exégèse) tant littéraire que psychanalytique ou théologique.

Dina Dreyfus (1911-1999), épouse de Claude Lévi-Strauss (entre 1932 et 1945), était agrégée de philosophie. En sa qualité d'inspectrice de l'Académie, elle fut à l'origine du concept audio-visuel de L'Enseignement de la Philosophie présenté ci-dessus.

Alain Badiou (*1937) - également investi dans ce projet comme "fil rouge" -  est professeur émérite de l'Université Paris-VIII (ex-Vincennes, aujourd'hui Saint-Denis), où il fut le collègue de Jean-François Lyotard et de Gilles Deleuze, mais également de l'École normale supérieure rue d'Ulm où, cacique de l'agrégation, il avait notamment subi l'influence de Louis Althusser. - Contrairement à beaucoup de ses camarades, il n'a jamais renié son engagement politique d'extrême-gauche, qui n'est cependant qu'une facette de sa pensée, comme la philosophie n'est que l'une des cordes à son arc.