samedi 16 mai 2015

Le prix du 11 janvier


Une du n° 1177 (mercredi 7 janvier 2015)

À l'époque, j'avais qualifié les manifestations du 11 janvier 2015 de "courte trêve" tout en précisant ceci :
La formule "Je suis Charlie" n'est que le fruit du hasard, née comme ce genre de cris de désarroi et de guerre naissent : quelqu'un la dit, un autre la répète et ça finit par faire boule de neige. Le mot d'ordre n'a aucune importance en tant que tel : c'est son effet, le ralliement des gens autour d'une protestation et d'un deuil collectif qui compte.

Nonobstant, les analystes amateurs et professionnels les plus en vue n'ont cessé de décortiquer la formule pour mettre à jour toute la contradiction qu'elle pouvait receler et, partant, la nature contradictoire de ceux qui s'en réclamaient. - Aujourd'hui, quatre mois plus tard, le bouquin critique d'Emmanuel Todd paraît (*), cependant que deux "affaires" semblent sérieusement entamer l'image de Charlie Hebdo [ici] :

- la mise à pied ou le licenciement de la journaliste Zineb El Rhazoui pour des raisons encore inconnues, une faute grave selon le courrier de la direction qu'elle dit avoir reçu, tout en s'étonnant de cette "méthode bureaucratique" ;
- la bataille autour de la répartition des 30 millions d'euros d'aides et de dons recueillis par le journal satirique après les assassinats du 7 janvier.

Du pain bénit pour tous ceux qui, décidément, ne supportent pas les vagues de solidarité, les mouvements spontanés, par-delà toute "instrumentalisation". Et il y a de plus en plus de cyniques : la mention des différentes "chapelles" serait fastidieuse et "stigmatiserait" inutilement les unes et les autres, qui se voient déjà exposées au feu nourri de puissants adversaires, réels ou imaginaires, mais animés de ce même cynisme, aussi indécrottable que contagieux.

Dans ce contexte, la présence des chefs d'États à la manifestation parisienne du 11 janvier n'était évidemment ni désintéressée ni spontanée, bien au contraire : elle fut le résultat d'un savant calcul politico-diplomatique et faillit discréditer - cynisme oblige ! - une insondable marée humaine, faisant planer l'ombre d'une arrière-pensée théologico-politique sur quatre millions de boîtes crâniennes qui n'avaient absolument rien demandé.




Une du n° 749 (mercredi 25 octobre 2006)

Au cours de la campagne de 2007, le candidat Sarkozy avait anticipé certaines productions récentes en effectuant un retour très personnel et orienté sur l'histoire de France, glorifiant tels épisodes et passant tels autres sous silence, à la bonne franquette, censurant de facto tout le côté rebelle, insoumis du peuple français, depuis la Révolution de 1789 en passant par 1848, la Commune de Paris et Mai 68. Un accessit aux révolutionnaires du 14 juillet tout de même, et bien sûr l'exaltation de la Résistance. Depuis, on s'est enfoncé dans la brèche en faisant d'un côté le procès des "soixante-huitards", auxquels on accorde un pouvoir qu'ils n'ont jamais eu, et en "dédramatisant" de l'autre des épisodes peu glorieux comme l'occupation allemande - autrement dit : la collaboration avec les nazis - ou encore les pages sombres de la colonisation.

 Ce rappel pour dire que "l'esprit du 11 janvier" est en train de subir le même traitement. Avec la liberté d'expression et de publication, où il est permis de dire tout et n'importe quoi sans avoir à respecter une quelconque rigueur scientifique, avec la dictature des pseudo-experts et des vulgarisateurs, qui relèguent à l'arrière-scène les recherches universitaires de pointe, le dénigrement général des intellectuels, au prétexte des ratiocinations médiatiques de quelques "bons clients", et - surtout ! - les intérêts partisans, pragmatiques, les mensonges et les manipulations des uns et des autres, il n'est plus possible de prétendre à une quelconque connaissance des phénomènes et des événements qui garderait une certaine adéquation avec le monde réel au sens de l'adæquatio intellectus et rei (Thomas d'Aquin, De Veritate, Paris 1256-1257).

D'ailleurs, j'ai l'impression tenace que nous imaginons de plus en plus, quitte à nous couper, nous priver de l'expérience du réel : c'est d'ailleurs le reproche que les uns font aux autres, et vice-perversa. Ainsi, tout le monde imagine son 11 janvier, son histoire de France, son peuple français...

À ce propos, il y a bien sûr des disputes où l'un a raison et l'autre tort. Mais il y en a également où chacun - de son point de vue - a raison. Il y en a enfin - et je crains que ce soit devenu le cas le plus fréquent - où tout le monde a tort. Sans doute est-ce là le risque, le prix de la liberté d'expression. Mais, à défaut de conclusion seyante, ce n'était là qu'une pensée en passant.

  

Une du n° 100 (lundi 16 octobre 1972)

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(*) Emmanuel Todd - Qui est Charlie ? Sociologie d'une crise religieuse, Seuil,‎ Paris  2015 - Et dans l'émission- « Qui est Charlie ? » - Retour sur le livre polémique d'Emmanuel Todd : Ce soir ou jamais, Frédéric Taddeï, France 2, 15/05/2015


Commentaires

Pour ma part , il ne reste que l'horreur et tout ce qui a été fait ou dit après relève de l'exploitation du malheur , je suis écoeuré des récupérations , que ce soit par les politiques , ça va de Valls qui a réussi à faire passer des lois liberticides à une femme qui revendique publiquement son malheur et qui sera bientôt souriante dans une émission télé avec un bouquin à vendre
Écrit par : kulturam | 16/05/2015
il ne reste qu'à faire simple et garder en soi les jalons de ce terrorisme qui frappe sans prévenir, n'en garder que cette blessure et cette mémoire, Saint Michel 1995, 11 septembre, Toulouse, Bruxelles, Charlie et l'hyper casher 2015, bien d'autres avant, les suivants viendront, juste une trace profonde en soi, que les diseurs disent
Écrit par : PARKER | 16/05/2015 |
La rue de Rosiers...
Écrit par : enfriche | 23/05/2015 |
Le terrorisme sert les deux côtés puisqu'il fournit à ceux qui le combattent une raison pour mettre en place une société de surveillance globale ("en masse"). - Nous répondons peut-être : oui, mais je n'ai rien à me reprocher / à cacher ! - Jusqu'au jour où nos informations tomberont entre de mauvaises mains / où un nouveau totalitarisme (technocratique) s'installe...
Écrit par : sk | 17/05/2015 |
à voir Emmanuel Todd face à Alain Badiou organisé par Médiapart , plus intéressant à mon avis que l'émission de Taddéi

https://www.dailymotion.com/video/x2qadz7_sur-l-esprit-du-11-janvier-le-debat-emmanuel-todd-alain-badiou_news?start=2
Écrit par : kulturam | 17/05/2015 | 
"Le mot d'ordre n'a aucune importance en tant que tel : c'est son effet, le ralliement des gens autour d'une protestation et d'un deuil collectif qui compte."
C'est exactement mon opinion, mais la récupération partisane (improbable convergence islamophobe et libertaire) portait en germe la polémique médiatico-sociologique à laquelle nous assistons.
Écrit par : nolats | 22/05/2015

Je me souviens avoir émis des réserves avant cette grande manifestation. Autant je me sentais en phase avec les manifestations spontanées qui ont eu lieu dès le jour de l'assassinat, autant une manifestation organisée et surtout la présence de certains dictateurs me mettait mal à l'aise.
Ceci dit, j'ai moi-même participé dans mon bled à une manifestation le 11 janvier.

Il est normal qu'au lendemain immédiat de cette manifestation, vu le nombre, toute interrogation ait été inaudible. Un peu comme le titre de Charlie Hebdo lors de la mort du général de Gaulle en France ou du roi Baudoin "Le roi des cons est mort" en Belgique, malgré le très grand nombre de lecteurs de C.H. en Belgique.

Mais il est tout aussi normal qu'aujourd'hui on s'interroge sur le sens de cette manifestation.

Je trouve juste dommage que des propos de Todd, on ne retienne que quelques phrases quelque peu provocatrices.
Écrit par : Benoît | 22/05/2015 |

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