dimanche 29 septembre 2013

Remplissage

La Nature a horreur du vide, comme le veut l'adage bien connu.

Prenez un espace de libre expression comme celui-ci.

Appliquez la formule en substituant au mot Nature le mot Communication (Parole, Toile, Télévision).

Et vous avez le problème du remplissage, de l'occupation de l'espace par une parole vide, une communication pour la communication qui ne dit plus rien d'autre que : J'occupe le terrain ! Je suis visible !

Objection possible : la question de la légitimité d'un tel transfert de concepts. J'avais dans une note précédente transféré le concept thermodynamique d'entropie au champ des sciences de l'information. J'ai vu à cette occasion qu'on ne m'avait pas attendu. D'ailleurs, Edgar Morin est un précurseur en la matière avec sa définition de l'Homme comme néguentrope.


La question est donc celle-ci : peut-on appliquer un adage qui décrit plutôt bien un procédé de la Nature, et surtout de la Vie, à savoir la tendance à remplir des espaces inoccupés, au champ civilisationnel de la communication, et donc aux différents usages de la parole ?

Si tel est le cas, le remplissage deviendrait un phénomène compulsif touchant à la "nature humaine", qui se retrouverait d'ailleurs, tel un effet miroir, dans un autre champ : celui de l'occupation de territoires, sous la forme du "territorialisme" de l'être humain.



Mais si ces espaces sont réels, la présente sphère digitale est avant tout virtuelle.

Ce qui nous amène (repetitur) à notre blogosphère : sans incriminer personne et spammage mécanique mis à part, on trouve vraiment de tout à la Samaritaine ! Or, si j'accuse tel/le ou tel/le blogueur/gueuse de faire du remplissage :


- Je comprendrais très vite ma douleur ! Et d'abord, il faudrait argumenter. Or, aussi fondée soit-elle, cette argumentation appliquée à tel ou tel remplissage ne ferait qu'amplifier le phénomène alors que l'on peut utiliser son temps de vie à des occupations bien réelles (méditer, cultiver son jardin, élever un enfant). - En effet, nous nous trouvons ici dans un registre bien futile en comparant la présente sphère à la vraie vie... forcément absente, comme dirait le poète.

Mais revenons au problème : le remplissage - "meubler", en jargon professionnel - est particulièrement visible à la télé et les silences sont quasiment interdits à la radio. Chez nous, at the blogo, on retrouve un phénomène analogue qui prend sans doute sa source dans la mainmise commerciale sur le Web. A notre modeste niveau, nous ne ferions alors que répéter le procédé qui consiste à produire de la visibilité coûte que coûte. Et, pour être visible, il faut bien meubler quand on a pour seul message cette redoutable "auto-promo" : Me, myself & I. - Autrement dit : Matez ma marque !

Cependant, pour redonner courage à nos ami/e/s les remplisseurs/plisseuses, avec l'expression de mes condoléances distinguées, je me souviens d'un animateur de radio particulièrement génial qui annonçait ses antennes libres avec cette formule :

- C'est pas parce qu'on a rien à dire qu'il faut fermer sa gueule !


Il n'empêche que l'effet pervers du remplissage est au moins double :

1/ L'espace à remplir n'est jamais vraiment vide, comme le silence n'équivaut pas à une parole absente, bien au contraire : une parole pleine a besoin du silence comme nous avons besoin d'air pour respirer. - Le remplissage occupe donc cet espace apparemment vacant, à la manière de spots publicitaires qui viendraient se glisser dans les pauses d'une conversation à longue haleine.

2/ En utilisant tous les ressorts rhétoriques, le remplissage vient bétonner les ouvertures : il faut à tout prix murer les fenêtres, condamner les portes, en mettant à mal au passage toute discussion véritable, toute possibilité d'échange, toute ouverture sur autrui. En effet, pour laisser un telle ouverture, il conviendrait - et tout le problème est là ! - de laisser du champ libre.

Dans cet ordre d'idées, deux phénomènes sautent aux yeux :

- l'omniprésence du remplissage commercial, auquel aucun/e utilisateur/trice du Web ne semble pouvoir échapper ;

- l'accroissement de la désinformation et des interventions délirantes, liées en partie à la multiplication des sites de presse et d'information.

Si chez les uns, la motivation est en règle générale clairement affichée, elle est plus diffuse chez les autres. Pour ce qui est des premiers :

Tout a été dit sur la « nouvelle économie ». On a « numérisé » l'ancienne. On a digitalisé la marchandise et les processus de vente. La nouveauté est qu'il ne faut plus sortir de chez soi pour succomber à la tentation de l'achat : du coup, on peut habiter en grande banlieue de nulle part sans renoncer au bel univers de la consommation qui est le nôtre. Ainsi, l’omniprésence de la pub s'explique aussi par l'ubiquité du consommateur, lui-même en voie de numérisation.

Le remplissage commercial n'en demeure pas moins époustouflant et forcément délirant, puisqu'il prétend décrire, à tous les étages du Net, notre société telle que l'imaginent les concepteurs et les designers, les chefs de projet et les ingénieurs, les spécialistes du marketing et les nouveaux économistes avec leurs incessants appels à la consommation. Mais la mélodie de base n'a pas changé : le règne sans partage de la marchandise et la marchandisation du monde dans un système entièrement dominé par l'argent.


Pour les autres, une analyse approfondie serait nécessaire. Faute de pouvoir la mener ici, je me contenterai de quelques remarques succinctes et d'une citation :

Dans une « civilisation informatisée », il faut constamment réinterroger le statut de l'information, notamment de celle qui nous tient « informés » sur le cours des choses, l'état du monde, l'actualité des crises et des conflits, de la politique dans notre pays et les autres.

Or, ce type d'information est sans cesse "contrarié" - voire "refoulé" - par trois "remplisseurs" efficaces : les faits divers, le sport et la rubrique mondaine. Sauf exception, il s'agit là de non-informations, ou plutôt : elles remplissent ou prennent la place d'informations plus consistantes, sérieuses, quelquefois essentielles, vitales.

Mais ce n'est pas tout. Dans le monde virtuel, on peut affirmer que toute information fondée, vérifiable, qui remet en question l'état des choses, toute analyse juste, sensée, qui va à l'encontre des habitudes de pensée, se voient aussitôt flanquées de tentatives de désinformation, de commentaires délirants, de verbalisations haineuses ou stupides etc. - Car, sans s'exposer sur cette agora fantasmagorique où tout est nivelé, avalé, broyé par une sorte de deus ex machina digitale, ces analyses, ces informations seraient tout simplement "invisibles".


Ces considérations mériteraient d'être développées, notamment en regard des récentes affaires autour des révélations de Wikileaks, du sort de son fondateur Julian Assange et de celui du soldat Manning. De même, l'affaire Snowden est significative, en particulier pour la façon dont le pouvoir et certains médias aux ordres finissent par désamorcer, retourner et finalement réduire à néant des informations contraires à leurs intérêts. - Ceci dit, il se peut que l'apparition de Wikileaks et des whistleblowers constitue un tournant dans l'histoire de la désinformation.  Mais la partie est loin d'être gagnée !

Pour clore ce petit passage en revue du phénomène, dont le caractère fragmentaire est intentionnel, j'avais ajouté l'extrait d'une note de 2006 qui s'intéressait également au sujet. Je viens de la remettre en ligne : on peut la consulter ici (sous III.)

***

En bonus décalé, ce morceau de Frank Zappa - Trouble Every Day (1965) - composé en réaction aux images diffusées par la télévision US, censées documenter les révoltes dans le ghetto noir de Watts (L.A.) cette année-là. Quelqu'un a eu l'heureuse idée de réunir les images en question et leur critique en chanson. Voici :



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Commentaires

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ne pas arrêter de parler pour ne plus entendre les autres....?
SINCERELY YOURS!

Écrit par : olivier | 26 septembre 2013
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Vous connaissez les travaux de Jeremie Zimmermann sur la société de l'information (où l'on est toujours sollicité et acteur), qui a remplacé la société du spectacle (devant laquelle on est le plus souvent passif) telle que décrite par Guy Debord?
Selon Zimmermann, le société de l'info n'est jamais vide; elle est accumulation de milliards d'échanges reçus, émis, et stockés, qui eux-mêmes produisent des envois d'infos.
exemple: j'envoie un mail chez tel ou tel assureur pour avoir un devis. Non seulement le tel en question me répond, mais des dizaines d'autres, informés par les données accumulées sur le serveur, me tombent dessus, via mailing et autres spams.
La sté de l'information a horreur du vide? Non, elle n'en laisse jamais l'occasion. Elle ne le connaît pas, elle l'ignore, le vide n'entre pas dans son champ sémantique. Nos informations , celles que nous envoyons, celles que nous recevons, celles que nous allons chercher et qui informent nos serveurs de qui nous sommes et de quels sont nos besoins, goûts, désirs, centres d'intérêts, emplissent le territoire virtuel.
C'est dans une telle société, où les échanges sont si libres que le contrôle est intense d'ailleurs: nous sommes géolocalisables (IP et autres) et recevont des infos et suggestions de lectures ou achats ou autres en fonction de ce que nos serveurs ont stocké d'informations sur nous, gracieusement offertes par nous, nos "historiques". Un contrôle auquel nous participons avec la sereine sensation de n'avoir jamais été aussi ... libres!
Le vide, la vacuité, la vacance... ce n'est pas dans la technologie de tels médias. PC, IPhone, Smartphone, tablettes et MP3, en 2G, 3G, 4G ont été créés et ont engendré par effet de cercle vicieux ou vertueux (selon son point de vue) une injonction au remplissage.
(j'ai conscience d'avoir démarré sur votre sujet puis d'avoir un peu voyagé autour, mais bon...)
Bis bald.

Écrit par : talweg | 26 septembre 2013
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Hello Talweg !

Vous écrivez :
- La société de l'information a horreur du vide? Non, elle n'en laisse jamais l'occasion.
Il n'y a pas de contradiction entre les deux termes.

- Elle ne le connaît pas, elle l'ignore, le vide n'entre pas dans son champ sémantique.
Oh ! je crains qu'elle le connaisse très bien, mais vous avez sans doute raison : il n'entre pas dans son champ sémantique !

- Nos informations , celles que nous envoyons, celles que nous recevons, celles que nous allons chercher et qui informent nos serveurs de qui nous sommes et de quels sont nos besoins, goûts, désirs, centres d'intérêts, emplissent le territoire virtuel.
Tout à fait sur la même longueur d'onde, mais vous avez lâché le mot : territoire virtuel ! Grâce à sa virtualité ce "territoire" n'est donc pas limité, il est extensible à loisir. Mais là où il n'est pas encore (!), j'appelle ça le vide...

Ceci dit, votre intervention permet certainement de clarifier et de faire avancer ces pensées à l'état d'ébauche... merci !

Écrit par : sk | 26 septembre 2013
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ah, vivre dans le grand océan des confins, des marges... cet espace qui n'est pas encore un territoire puisqu'il n'est pas socialisé, pas investi, "extensible" comme vous dites justement.
Tous les possibles sont ouverts, dans le virtuel, il ne tient qu'à nous de "remplir" ou pas. Or dans le virtuel, en effet, pas de limites qui ne puissent être repoussées (puisqu'elles sont virtuelles); comme l'horizon, cette ligne imaginaire qui recule lorsqu'on avance, plus on emplit le vide, plus le vide s'ouvre (le vocabulaire est impropre, mais on inventera!)
Je ne suis pas certain de rien clarifier, là :)
A vous, merci!

Écrit par : talweg | 26 septembre 2013
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Comme vous le constaterez sans doute, j'ai encore continué de tricoter cette note... je m'arrête à présent car je me suis rendu compte que je commençais à la détricoter !

Mais, à la réflexion, il me semble que ce n'est peut-être pas si mal...

Merci pour votre intérêt !

Écrit par : sk | 26 septembre 2013
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non continuez: c est intéressant ..et analyser ce n est pas déconstruire

Écrit par : olivier | 27 septembre 2013
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Bonjour Olivier !

No problem : sauf cas de force majeure, je ne m'arrêterai certainement pas de penser !

Mais le problème rencontré ici tient à l'alternative entre deux options :
- Le plan de l'essai, disons, "classique"...
- Et cette manière d'écrire moins structurée, plus intuitive qui, m'a-t-il semblé, rencontre ses limites face à un sujet aussi vaste et complexe...

Pour moi, j'ai toujours refusé le plan de dissertation scolaire : thèse, antithèse... foutaise ! Je le trouvais aussi ennuyeux que peu fécond pour la pensée contemporaine qui a d'autres pains sur la planche que la reproduction sans fin d'une rhétorique surrannée. Or, à écouter nos médiatiques, celle-ci semble encore avoir de beaux jours devant elle.

Contrairement à eux, je ne suis pas payé pour mes écrits, je n'en tire aucun avantage social, je n'ai aucune chaire universitaire à astiquer : je serais donc libre, à la fois pour le style et le contenu...

Mais, et c'est ce que j'ai voulu dire avec ce mot de "détricotage", notre liberté rencontre ses limites. En effet, nous aussi, nous sommes dedans : dans cette nouvelle immanence digitale où le texte ci-dessus peut également être lu comme du "remplissage", dans la juxtaposition aléatoire à d'autres publications, franchement désinformatrices, égomaniaques ou que sais-je encore...

C'est ce qui me fait penser qu'il faut encore creuser la forme d'expression...

Bien à vous, sk

Écrit par : sk | 27 septembre 2013
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cher ami SK
vos doutes sur l utilité de ces blogs et tout ce "verbiage suiviste" sont honorables ...
mais votre style plutôt laconique ( " prends l 'éloquence et tords lui son cou!) et vos sujets , votre culture ( " quand j entends ce mot je sort mon revolver!") sont assez peu fréquents sur ces sites pour que nous aimions vous lire!
allez courage

Écrit par : olivier | 27 septembre 2013
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C'est vrai qu'une pensée qui va se construisant , sur un media virtuel, au sujet du virtuel et de ses infinis confins, ça vous filerait le vertige.
Mais c'est, somme toute, très cohérent.

Herzlichen wünsche für die Folge! Ca en vaut la peine, en tout cas de vous lire.

Écrit par : talweg | 28 septembre 2013 |
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