mercredi 4 septembre 2013

Quelques mots sur la guerre

 "La guerre est la simple poursuite de la politique avec d'autres moyens"
„Der Krieg ist eine bloße Fortsetzung der Politik mit anderen Mitteln“
(Carl von Clausewitz, 1780-1831, in: Vom Kriege - De la guerre)


Je me souviens du 19 janvier 1991. Il faisait froid à Paris, mais ça commençait à chauffer ailleurs. Ce fut le début de l'une des premières guerres retransmises en continu sur une chaîne d'information, dont les images étaient reprises par toutes les télévisions du monde. Je crois même que la création des autres chaînes d'information continue a été largement inspirée par le "succès" de ces images-là [**]
. On offrait ce qu'on appelait du "terrain" à des "couch potatoes", comme disent les Américains. Images embedded garanties night vision !

Quand on parle de la guerre, on parle peu des producteurs d'armes. En revanche, on cause géopolitique, un verre de cognac à la main et un cigare au coin du bec : le champ de bataille et les causeries de salon !



Après l'alliance théologico-politique, révolutionnairement défaite à coups de têtes qui roulent ("Rolling Heads"), mais toujours extrêment active par endroits, nous avons assisté à l’émergence de la Nation moderne, autre poison pour la paix dans le monde, puisque sous cette bannière les États - notamment la France et l'Allemagne - n'ont pas arrêté de se rentrer dedans (1870, 1914[*], 1939).

Mais si une seule guerre justifiait la création de l'Union Européenne comme territoire de paix, ce serait la guerre de Trente Ans (1618-1648) : les armées européennes ont passé trente longues années à ravager le centre de l'Europe sous les prétextes les plus stupides ou les plus malins, au choix, et à massacrer les pauvres gens que la peste n'avait pas encore décimés. Voici ce que dit notre encyclopédie interactive :

La population de l'Allemagne et d'Europe centrale souffre énormément de la guerre, morts aux combats, massacres, famines et déplacements de populations entraînant de véritables saignées démographiques : l'Allemagne du Nord est particulièrement dépeuplée ; en Poméranie, la population diminue de 65 % entre 1618 et 1648. Les États patrimoniaux des Habsbourg connaissent également des pertes importantes : la Silésie perd le quart de sa population. Bien que certaines régions aient pu être épargnées, notamment les villes hanséatiques qui achetaient à prix d'or leur sauvegarde, l'Europe centrale perd environ 60 % de sa population. Ces chiffres, issus de l'historiographie du XIXe siècle, basée sur les écrits de témoins horrifiés de massacre, n'ont pas été confirmés par des enquêtes de démographie historique. Ils ont été l'objet de débats importants. On s'accorde aujourd'hui sur 3 ou 4 millions de décès en 30 ans pour une population initiale de 17 millions d'habitants,

Il faut préciser que le massacre concernait surtout des civils : hommes, femmes, enfants, qui n'étaient en rien concernés par les idéologies ravageuses des grands de ce monde-là.

Aujourd'hui, apparemment pacifiés, nous exportons la guerre, les uns comme les autres, personne n'étant exempt de reproches dans cette industrie barbare, dont tous les citoyens des pays riches profitent. Et nous regardons sur nos écrans les effets des bombes et des poisons chèrement payés par d'autres pauvres gens. C'est cela le plus terrible : pacifistes ou militaristes, nous sommes tous mis dans la situation de voyeurs coupables.

L'Homme est sans doute ainsi fait : curieux et brutal !



Le tueur en série Richard Ramirez a dit : "Serial killers do, on a small scale, what governments do on a large one." ["Les tueurs en série font à petite échelle ce que les gouvernements font à grande échelle."] - En effet, toute guerre - et quelque soient les raisons, justifications, rationalisations invoquées par les belligérants - est une entreprise de tuerie en série, ou d'assassinat en masse si l'on préfère, mais peu importent les nuances criminologiques dans un tel contexte.

Et surtout : par temps de guerre, l'être humain a le droit d'enfreindre le commandement de ne pas tuer. Ainsi, l'homme réputé civilisé reçoit l'autorisation – ou plutôt l'ordre ! - de redevenir ce qu'il est : un barbare ! - Par l'absurde, ce « premier » commandement peut fonctionner comme une preuve en consignant l'existence de cela même qu'il entend proscrire : la nature pulsionnelle de l'être humain et ses difficultés à contrôler des instincts meurtriers qui lui viennent... oui, d'où lui viennent-ils, en vérité ?

A ce propos : s'il fallait retenir une seule idée de Freud, ce serait "le retour de ce qui est refoulé" (Die Wiederkehr des Verdrängten). Idée qui meriterait un ajout plus actuel : c'est sans doute le processus même de refoulement - ou de répression, voire de "civilisation" ! - qui perpétue, consolide, renforce la pulsion réprimée. Ou comme on dit en France : Chassez le naturel, il revient au galop !

Il faut également mentionner une observation plutôt inquiétante et finalement peu commentée : si l'on excepte quelques colonies d'insectes, l'Homme est le seul être vivant sur cette planète à pratiquer cet exercice humain - trop humain ! - qu'il appelle la guerre.



Des couch potatoes, avachis sur nos divans ou canapés, les 'cahuètes et le jaune à la main, les yeux rivés sur l'écran et le cerveau détendu en vue des spots publicitaires qui nous transportent à intervalles réguliers au paradis du consommateur : nous voici spectateurs du Milithon !

Or, la guerre - les militaires vous le diront aussi, s'ils sont honnêtes - ce n'est jamais une solution, ni pour les vainqueurs ni bien sûr pour les perdants. Mais à ces guerres "traditionnelles" se sont ajoutées des guerres - ou des "conflits", des opérations de terrorisme, des guerrillas - interminables, où il n'y a plus de vainqueurs, mais surement un grand nombre de perdants, la Syrie, l'Irak, l'Afghanistan en sont des exemples type.

Et la lutte contre le terrorisme ? Le problème du terrorisme moderne est à peu près aussi ancien que la crise économique, qui fête sa quarantaine cette année (1973-2013). La conséquence a été l'édification d'Etats de surveillance, comme si nous étions constamment, interminablement en guerre. Avec des résultats d'ailleurs très approximatifs car comment empêcher, par exemple, un ou deux hommes isolés de commettre une série d'actes meurtriers et totalement délirants (Columbine et al.) ? Comment empêcher un trio de nazis de commettre une série d'assassinats sur une dizaine d'années, avec toujours la même arme, abattant huit immigrés turcs, un Grec et une policière ?

Sur cette affaire (NSU), les services ont d'ailleurs lamentablement échoué, croyant - aidés par la presse à sensation - qu'il s'agissait de règlements de compte entre boutiquiers et mafieux. Pendant des années, alors qu'on savait que c'étaient le ou les mêmes auteurs, le crime raciste n'avait même pas été évoqué. Seule survivante du trio, Beate Zschäpe passe d'ailleurs actuellement en procès.


C'est donc ce caractère interminable, apparemment insoluble des conflits actuels - et on pense invariablement au "conflit israélo-palestinien" - qui est nouveau, même si les précédents historiques ne manquent pas. Or, à l'époque de la guerre de Cent Ans, il n'y avait pas de chaînes d'information continue, et cette nouveauté-là ne cesse de porter à conséquence : en effet, tout se passe comme s'il y avait une boucle rétroactive entre un événement - de quelque nature qu'il soit, du reste - et sa "résonnance", son "traitement". sa "couverture" - mot ô combien révélateur ! - dans et par les médias. Mais le pire, c'est le blackout qui suit : les projos à fond sur un conflit, les médiatiques en première ligne pour crier au scandale, puis plus rien, le trou noir, l'oubli... et pourtant ça continue de barder, les enfants n'ont rien à manger, personne ne peut se soigner correctement, et les traumatismes se répercuteront sur des générations entières, envenimant de plus en plus une blessure qui semble venir du fond des âges...

Epuisé par le sujet, faute de l'épuiser, - et d'ailleurs, comment serait-ce possible ? - je ne conclus rien, mais puisqu'une citation fut donnée en entrée, celle-ci tiendra lieu de porte de secours : « La guerre ! C’est une chose trop grave pour la confier à des militaires.  » (Georges Clemenceau en 1886)

Et ce bout - rafistolé - de commentaire laissé chez un voisin, en guise de P.S. :

[*] - Le déclenchement de la Première guerre mondiale, cause importante de la Seconde, fut d'une trivialité consternante et orchestrée par deux vieux épouvantails contre la volonté profonde des peuples : en effet, il serait grand temps d'envoyer aux oubliettes la légende de la Fleur au Fusil, montée de toutes pièces avec quelques fanfarons sur un quai de gare, heureux de quitter des conditions de vie étouffantes pour partir à l'aventure, qu'ils disaient... pour le reste quelques pages du "Voyage" suffiront...



Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu'aux cheveux? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux! Nous étions jolis! Décidément, je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisade apocalyptique. - On est puceau de l'Horreur comme on l'est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy? (Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1929-1932, Gallimard 1952)



[**] Voici les dates de lancement de quelques chaînes d'information continue :

1985 - CNN (USA)
1989 - Sky News (GB)
1991 - BBC World (GB)
1992 - N-TV, DW-TV (Allemagne)
1994 - LCI (France)
1996 - Fox News, MSNBC (USA), Al Jazeera (Qatar)
1997 - Phoenix (Allemagne)
1999 - i>Télé
(France)2005 - BFM TV (France)
2006 - France 24,
Al Jazeera English

NB. - Il faut également mentionner l'importance des guerres de Yougoslavie (1991-2001) pour la multiplication des chaînes info. Et, à l'occasion des guerres d'Afghanistan (2001) et d'Irak (2003), le dispositif global était complètement rodé : c'est d'ailleurs à ce moment-là que l'on a vu apparaître des critiques virulentes du "Milithon" - mot que j'avais forgé à l'époque, sans beaucoup de succès, bien sûr ! - même si ces remises en cause des procédés médiatiques pouvaient avoir été formulées bien avant, dès la "couverture" de la guerre du Viet-Nâm (notamment dans les années 60/70).

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Commentaires

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Note essentielle pour réfléchir de façon critique sur le "va-en-guerre" à nouveau actuel, et très richement argumentée et illustrée. A mes yeux elle complète celle que j'ai moi-même modestement écrite.

Écrit par : plumeplume | 05 septembre 2013
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Merci bien, mais cette note, comme toutes celles que je publie dans cet espace, ne veut rien "prouver" et ne "convaincre" personne. Si j'ai un motif à donner, c'est - comme vous dites - de fournir quelques éléments de réflexion. Or, les lecteurs en feront - en font toujours - ce qu'ils veulent. Ceci dit, je ne saurais - et ne voudrais pas - cacher que je suis engagé, mais il ne s'agit pas d'un engagement du style Droite/Gauche ou Pacifiste/Militariste.

Dans le contexte présent, il y a des pauvres gens qui se reçoivent des bombes dans la gueule, d'autres qui les envoient et encore d'autres qui regardent faire du fond de leur salon climatisé. Et c'est ça, Plume, qui est monstrueux et proprement "in-humain" !

Écrit par : sk | 05 septembre 2013
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Une note aboutie est toujours difficile à commenter.
C'est le cas de la vôtre.

Amitiés aussi au passage à plumeplume.

Écrit par : Pyroman | 08 septembre 2013
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Merci d'avoir pris le temps de lire et de commenter aussi aimablement, Mr Pyroman !

Mine de rien, vous soulevez en une seule phrase un problème important. J'aurais aimé que mes notes restent ouvertes et qu'il y ait de la place pour les pensées des autres. A l'ouverture recherchée (à tous les niveaux d'ailleurs), il faudrait donc ajouter un caractère "fragmentaire", "incomplet", non-systématique : c'est de toute façon le seul moyen d'éviter le "totalitarisme" (au sens également non politique).

A bientôt !

Écrit par : sk | 08 septembre 2013
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