dimanche 2 novembre 2014

La paix sociale

Dans un régime démocratique, il semble qu'il y ait un seuil quantifiable - un certain pourcentage de gens pauvres, chômeurs ou exclus - au-delà duquel il n'est plus possible de garantir, de maintenir la paix sociale. Selon le ministère du Travail de la République de Weimar, 6.127.000 Allemands sont au chômage à la mi-février 1932 : soit un "actif" sur trois ! - En juillet de la même année, le NSDAP - pour mémoire : une organisation fasciste et criminelle - atteint son plus haut score à des élections parlementaires libres : 37,1% (contre 33,1% en novembre 1932).

Le recensement de 1925 ayant dénombré 62.411.000 habitants en Allemagne, on ne compte encore que 1,5 millions de chômeurs deux ans plus tard (en 1927). Et, lors des élections du Reichstag de 1928, le NSDAP réalise un score plutôt dérisoire - et peut-être surprenant pour les non-spécialistes - avec seulement 2,6% des suffrages exprimés (contre 29,8% au SPD) !

Mais alors : qu'est-ce qui a bien pu se produire en quatre ans, entre mai 1928 et juillet 1932, pour que le NSDAP passe de 2,6% à 37,1% (1) ?

Une communauté nationale est par principe composée de groupes hétérogènes, aux origines diverses et aux intérêts divergents, comme ceux des ouvriers et des patrons par exemple, "prolétaires" et "bourgeois" dans le jargon de l'époque. Et, lorsque l'on considère les pays de langue allemande des années 1900 à 1930, on ne peut que remarquer la diversité des mouvements artistiques et intellectuels : nul besoin de faire un inventaire des noms, mais on peut affirmer qu'il s'agissait d'une culture extrêmement riche, "absolument moderne", selon le vœu du poète, que ce soit dans les domaines de la littérature, du cinéma, de la peinture ou des sciences, toutes disciplines confondues. - Inconcevable à l'époque qu'une telle polyphonie culturelle puisse, du jour au lendemain, être extirpée de la conscience collective d'une nation (2).


Au sein des communautés nationales de l'époque, on rencontre également des citoyens tout-à-fait ordinaires que - de manière essentialiste - l'on confronte à une "origine juive" - une sorte de "contre-origine" - pour légitimer une soi-disant "origine aryenne" - cousue de fil blanc (3) - qui sert surtout à exclure l'autre d'une hypothétique "communauté du peuple" ("Volksgemeinschaft") basée sur une improbable "race" commune, et à la priver de ses droits civiques, lui voler tous ses biens pour finalement l'assassiner dans des conditions de déshumanisation totale. - Du même coup, sur ce terroir de haine, toutes les différences - sociales, économiques, politiques - paraissent - comme par enchantement ! - abolies, tous les conflits désamorcés. Mais l'histoire nous a montré que ce n'était là que le prélude à un régime autoritaire, brutal, meurtrier qui, après avoir anéanti la démocratie, déporté, muselé, assassiné tous les opposants, fit sombrer cette même "communauté nationale" dans une apocalypse sans précédent.

Le problème avec l'Homme, c'est qu'il n'apprend pas de ses erreurs. Il ne garde pas présent à l'esprit les horreurs dont il est capable, quelle que soit d'ailleurs son "origine" : l'homo sapiens est partout, avec son agressivité proprement "pré-historique", sa haine ancestrale, son territorialisme délirant, la stupidité monumentale qui ne quitte pas d'une semelle cet être d'une intelligence supérieure. Et voilà ce grand civilisateur qui - à l'apogée présumée de la civilisation humaine - est capable de tuer 60 millions de ses semblables en six ans seulement, dix millions par an, en moyenne 27.400 personnes par jour. - Le problème avec l'Homme, c'est qu'il n'apprend jamais rien de son histoire : et nous nous y dirigeons à nouveau, au pas militaire, gauche droite, gauche droite. - Où ? - Là où, face à l'innommable, nos enfants maudiront les vieux cyniques que nous sommes devenus. Car nous continuons d'alimenter ces mêmes polémiques absurdes, ces mêmes stigmatisations et fantasmes d'épuration qui ont déjà conduit l'Europe au bord de l'abîme. Alors que l'époque présente, marquée par une "crise" qui - contradiction dans les termes - étonne par sa pérennité (4), nous engagerait - tous autant que nous sommes - à œuvrer pour le maintien de la paix sociale et par là-même pour la sauvegarde de nos démocraties. Mais sans doute l'apaisement de cette créature terrible qu'est l'Homme - apaisement sans lequel, étant données les barbaries passées, aucune civilisation digne de ce nom ne me semble désormais possible - n'est aujourd'hui encore qu'un voeu pieux. Un idéal dont nous sépare cette série de catastrophes que nous nous acharnons, contre tout bon sens, à prolonger indéfiniment.

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Notes

(1) Voici les chiffres détaillés du chômage pour la période évoquée. Le tableau est tiré de Detlev Humann:"Arbeitsschlacht". Arbeitsbeschaffung und Propaganda in der NS-Zeit 1933-1939 ("Bataille du travail". Mise au travail et propagande au temps du nationalsocialisme, 1933-1939), in : Moderne Zeit. Neue Forschungen zu Gesellschafts- und Kulturgeschichte des 19. und 20. Jahrhunderts. Tome XXIII. Ulrich Herbert & Lutz Raphael, éditeurs. Göttingen, Wallstein 2011.




(2) L'argument de l'élitisme ne tient pas. Il y avait, notamment en Allemagne, un art populaire très important qui s'exprimait entre autres au théâtre, au cabaret et en particulier au cinéma avec des réalisateurs comme Fritz Lang, Ernst Lubitsch ou F.W. Murnau. J'ai récemment revu un film tourné à Berlin à la fin des années 1920, tout en extérieurs avec des acteurs non professionnels. Au générique figurent les cinéastes Billy Wilder, Robert Siodmak, Edgar G. Ulmer : Menschen am Sonntag (Les hommes le dimanche). Influencé, comme le monumental Berlin, Symphonie de la Grande Ville, tourné à la même époque, par le mouvement de la Neue Sachlichkeit (Nouvelle Objectivité), particulièrement présent en architecture (Bauhaus) mais aussi en littérature (Fabian d'Erich Kästner), il s'agit d'une réaction artistique à l'expressionnisme qui avait précédé (Metropolis, de Fritz Lang ou Nosferatu de Murnau par exemple). En ajoutant le dadaïsme d'un Walter Serner, on peut dire que cette époque des années 1920 fut culturellement l'une des plus fécondes et des plus modernes qui soit : du jour ou lendemain, le fascisme triomphant y a substitué une grisaille faite de haine, de peur et... de kitsch !

(3) Je n'insiste pas ici sur la fiction d'une "race aryenne" que l'on doit entre autres à Gobineau (Essai sur l'inégalité des races humaines, Didot, Paris 1853/55). Le problème est que pour asseoir cette origine fictive, on ressort du placard une autre origine - une "contre-origine" - propre à stigmatiser une partie de la population parfaitement assimilée, souvent convertie ou bien sans religiosité aucune, afin de donner consistance à cette fiction. C'est la même démarche que l'on observe dans la désignation d'un "ennemi commun" contre lequel va s'unir une "communauté" quelconque (religieuse, nationale, ethnique). - Je me souviens d'un documentaire sur Anne Frank où l'un de ses cousins était interviewé : "Mais ils étaient allemands", s'exclamait-il, "les Frank étaient allemands !" - Dans le même d'ordre d'idées, on trouve ces deux remarques dans le livre de souvenirs de l'historien Fritz Stern, né en 1926 à Breslau (Wrocław), qu'il a intitulé Five Germanys I have known (New York 2006) : "Dès l'enfance, j'ai appris que quiconque était persécuté comme Juif devenait Juif, s'identifiait aux Juifs, et que le destin des Juifs lui prescrivait instantanément la loyauté".  - "Ce fut pour moi une pensée insupportable que Hitler a fait de moi un Juif en déclarant nul le lien au christianisme que mes grands-parents avaient établi, et en même temps, il était évident pour moi que ce fut le national-socialisme qui m'avait fait prendre conscience de mon appartenance à la communauté juive (Judentum)." (Je retraduis à partir de l'édition allemande, C.H. Beck 2007, chap. 5, pp. 238/9)

(4) Par définition, une "crise" est un événement ponctuel. Or, celle que nous vivons, qui nous est servie à toutes les sauces pour nous arracher toujours de nouvelles concessions, dure maintenant depuis une quarantaine d'années et n'est pas près de s'arrêter. Déjà cité, un article de Wikipédia compile une série impressionnante de > "crises monétaires et financières". Ainsi, avec un événement en moyenne tous les dix ans depuis 1792, on peut dire que la "crise" est consubstantielle à l'économie libérale moderne. Et, si les mots doivent encore avoir un sens, il faudra trouver un nouveau concept pour décrire l'effondrement récurrent - cyclique - de ce type d'économie dite "de marché".


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Commentaires des blogueurs de l'Obs



Il n'y a pas encore si longtemps on disait que l'économie moderne, contrairement à 1929, est capable de déjouer les crises. Toujours ce mythe de "l'économique" qui laissé à lui seul règlerait nos problèmes. Le fameux “laisser-faire” et la "main invisible"
L'Europe devenue une coquille politique vide se contentera de dire le droit mais sans le moindre pouvoir et on laisse les états désargentés régler les problèmes d'intendance : maintien de l'ordre.

Écrit par : Benoît | 02 novembre 2014 |




Avec tout ce que l'on peut légitimement reprocher à l'Europe, Benoît, je suis persuadé que sans elle, nos démocraties seraient à nouveau en train de basculer... Connaissiez-vous ce résultat des élections de 1928 en Allemagne ? - Quatre ans et 4,5 millions de chômeurs supplémentaires ont suffi pour une apocalypse promise et due !

Écrit par : sk | 02 novembre 2014 |




Sk,

Je suis un européen convaincu. Ce dont l'Europe souffre c'est d'une Commission qui ne peut rien décider seule, il est vrai, mais a toujours tiré dans le sens de l'ultra-libéralisme et d'autre part une sorte de schizophrénie des gouvernements qui votaient les propositions de la Commission et puis s'excusaient chez eux de devoir s'incliner devant Bruxelles. Et un parlement qui n'est pas capable d'utiliser ses pouvoirs renforcés pourtant pour s'opposer à certaines nominations au sein de la Commission. Ce que l'on appelait le "marché commun" a été essentiellement pensé en marché intérieur plutôt qu'extérieur et la mondialisation a ouvert pas mal de brèches.
Mais même dans cet état, la position de Merkel face à Cameron sur la libre circulation des européens au sein de l'UE montre que le rétropédalage ne sera pas aisé.

PS amusant : du temps de l'époque dorée (Mitterand-Delors) quand on arrivait à Paris par le sud (E ou O), bien avant Paris, il y avait des panneaux sur les autoroutes indiquant Bruxelles. Suite à des réfections diverses, il faut quitter le périphérique pour voir Bruxelles mentionné.
Écrit par : Benoît | 03 novembre 2014 |



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