mardi 24 avril 2012

[Note] L'entre-deux-tours

Très récemment, N. Sarkozy a fait savoir qu'il souhaiterait trois débats de second tour. Or, F. Hollande n'en acceptera qu'un seul (sans doute le 2 mai 2012), comme c'est d'ailleurs la coutume sous le régime présidentiel de la 5e République. Sans doute le président sortant accorde-t-il un caractère décisif à cet exercice médiatique, ou plutôt : puisqu'un effet déterminant de ces rituels duels télévisés sur la décision finale des électeurs n'a pu être détecté par les analystes, N. Sarkozy espère peut-être inverser une tendance qui lui est actuellement défavorable avec une triple couche de personnalisation médiatique.

Et voilà autre chose : au nom du "vrai travail", le président sortant en appelle bien intempestivement à un "grand rassemblement" le 1er mai, n'en déplaise aux nationalistes rassemblés autour de la statue de Jeanne d'Arc et aux syndicalistes qui défilent traditionnellement pour la Fête du Travail. - Le vrai travail ? Écoutons l'orateur de Saint-Cyr (Indre-et-Loire, lundi 23 avril 2012) :
Alors, on me dit : Mais qu’est-ce que c’est le vrai travail ? Je vais vous expliquer ce que c’est que le vrai travail. C’est celui qui a construit toute sa vie sans demander rien à personne. Il s’est levé très tôt le matin, couché très tard le soir, qui ne demande aucune félicitation, aucune décoration, rien. C’est celui qui a commencé tout en bas, qui s’est hissé le plus haut possible et qui se dit je veux que mes enfants puissent vivre mieux que moi et commencer plus haut que moi. Le vrai travail, c’est celui qui se dit, oh, je n’ai pas un gros patrimoine, mais le patrimoine que j’ai, j’y tiens, parce qu’il représente tellement de sueurs, tellement de milliers, de milliers d’heures de mon travail, tellement de peines, tellement de sacrifices, tellement de souffrances ! Ce patrimoine-là, on ne me le volera pas parce que c’est le mien ! C’est celui de ma famille ! J’ai trimé pour ce patrimoine-là et je n’ai pas l’intention de m’excuser d’avoir construit cette vie ! C’est ça le vrai travail ! - Le vrai travail, c’est celui qui dit, toute ma vie, j’ai travaillé, j’ai payé mes cotisations, j’ai payé mes impôts, je n’ai pas fraudé, au moment de mourir, je veux laisser tout ce que j’ai construit à mes enfants, sans que l’Etat vienne se servir en mes lieu et place ! Le vrai travail, c’est celui de cet homme ou de cette femme qui a sacrifié tant de fois ses week-ends, tant de fois ses vacances, simplement parce qu’il avait un souci, simplement parce qu’il voulait faire le mieux possible ce qu’il avait à faire. Le vrai travail, c’est celui qui a mis un genou à terre, qui a connu des problèmes, qui a connu l’échec et qui, quand on a connu des problèmes et connu l’échec, s’est dit, c’est d’abord moi qui vais m’en sortir, je vais m’en sortir par mon effort, par mon mérite. Parce qu’au fond, ma souffrance, j’ai trop de fierté pour l’étaler devant les autres. Le vrai travail, c’est celui qui est exposé à la concurrence, c’est celui qui, s’il ne va pas à son travail, il n’aura rien, s’il ne se donne pas du mal, il n’aura rien, s’il n’y va pas lui-même, il n’aura rien. C’est celui qui connaît la crise, parce que quand il y a la crise, il est pénalisé, par le chômage partiel, par le carnet de commandes qui diminue. Le vrai travail, c’est celui qui, malheureusement, n’est pas protégé de toutes les crises, de toutes les difficultés. J’ai envie que cette France qui travaille se rassemble à Paris le 1er mai et j’ai envie de lui parler de notre conception du travail !


Analyse succincte : Le pathos oratoire est indéniable. La personnalisation aussi. Au lieu de définir l'objet dont il s'agit, l'orateur pose une égalité entre l'objet du discours (le vrai travail) et un sujet personnel ou personnalisé qu'il nomme dans la chute de son envolée : cette France qui travaille. L'équivalence supposée est présentée à travers une formule rhétorique, répétée une dizaine de fois dans le passage cité :  Le vrai travail, c’est celui qui... Si cette formule peut choquer, ce n'est pas seulement en raison de l'évidente maladresse de l'expression, mais surtout parce que l'orateur entend mettre sur le même plan une chose et une personne : non seulement la chose est personnifiée, ce qui lui ôte son caractère objectif et permet de l'enrober de pathos rhétorique, mais la personne (celui qui a commencé tout en bas, qui s’est hissé le plus haut possible... celui qui a mis un genou à terre, qui a connu des problèmes, qui a connu l’échec...) est elle-même "chosifiée" ou, en termes plus actuels, "instrumentalisée" dans l'ordre du discours et du message qu'il s'agit de faire passer. Or, quel est ce message, par-delà l'envie que cette France qui travaille se rassemble à Paris le 1er mai ? Tout est dans l'adresse : comme en 2007, où son premier discours de candidat mentionnait des socialistes comme Jaurès, N. Sarkozy veut reconquérir une partie de l'électorat formé par les ouvriers, les agriculteurs, les artisans, les petits patrons et employés, séduits par les extrêmes. Cependant, il est permis de douter de l'efficacité d'une telle stratégie qui a pu porter ses fruits en 2007 mais qui, en 2012, est hypothéquée par le bilan d'un quinquennat finalement assez peu favorable à cette France qui travaille.

Un autre point est soulevé par un certain nombre de commentateurs à propos du report des voix nationalistes (17,9%) et centristes (9,13%) sur les deux finalistes : en cas de victoire de F. Hollande, on prévoit à la fois l'éclatement de la droite parlementaire, qui profiterait aux nationalistes, et la reconstitution d'un parti centriste fort avec la réunion des différentes formations (Mouvement Démocrate, Nouveau Centre, Parti Radical) actuellement divisées sur le choix entre les deux finalistes. - Ainsi M. Le Pen et F. Bayrou auraient intérêt à travailler pour la défaite du candidat sortant et donc à promouvoir implicitement le challenger social-démocrate.

En parlant de reports et surtout de réserves de voix, il faut rappeler que l'abstention au second tour de la présidentielle 2007 a été pratiquement identique à celle du premier tour (16,23%) : 16,03% - soit 83,97% de votants dont 95,80% de suffrages exprimés - contre 20,53% d'abstentions le 22 avril 2012, autrement dit une réserve de 4,5 points qui pourrait bien compenser un tant soit peu le désistement prévisible des déçus du premier round. Si, pour prendre cet exemple, une abstention frontiste au deuxième tour est une voix qui échappe au candidat sortant à droite, rien n'empêche les boycotteurs du premier tour d'aller voter en nombre dans le round décisif pour contrer les dérives extrémistes. Mais quelle sera leur objectif : Maintien ou changement ? Amsterdam ou Budapest ?
Un dernier mot sur les sondages : Comme on le constate sur le site de Paris-Match, qui reproduit depuis janvier les estimations Ifop/Fiducial en vue d'un affrontement final Sarkozy-Hollande, ce dernier est invariablement donné vainqueur le 6 mai 2012. Actuellement, le pronostic est de 55-45 en sa faveur. Et il montre une étonnante stabilité avec une fourchette oscillant entre 58 et 53% depuis janvier. Il faut s'interroger sur la possible démotivation de l'électorat qu'un tel raz-de-marée de sondages peut occasionner avec 357 estimations publiées à la veille du 1er tour. Cet écart hypostasié favorise non seulement l'abstention, mais influence également toute la machinerie rhétorique des analystes, commentateurs, politiciens, les orientations et options politiques des uns et des autres, puisque personne n'aime vraiment miser sur le perdant, fût-il virtuel.

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