samedi 4 janvier 2014

Ernst Jünger et les commémorations 1914/2014

La boue, la mitraille (maintes fois Jünger note qu'il pleut littéralement du métal), les hommes qui tombent autour de lui: curieusement, le lieutenant Jünger, dont l'héroïsme fou lui vaudra de recevoir la plus haute décoration allemande (la croix pour le Mérite), promène un regard presque indifférent sur l'horreur absolue dont il est le témoin. - Car la guerre est, chez lui, comme un jeu vidéo avec des balles réelles. But du jeu? Tuer le plus d'ennemis possible sans cependant les haïr.

C'est ce qu'écrit Didier Jacob - l'excellent critique littéraire du Nouvel Observateur qui y tient également un blog- à l'occasion de la sortie française des Carnets de guerre 1914-1918 de l'écrivain allemand Ernst Jünger. - Ma première réaction, plutôt viscérale, s'est matérialisée dans un commentaire sous cet article de présentation :

Jünger était un apologète de la violence et, s'il n'était pas nazi, il a toutefois joué les idiots utiles du régime, notamment sous l'occupation en France. On ressort ses carnets de guerre à l'occasion de ces macabres commémorations 1914/2014 qui nous attendent : un acte commercial et nauséabond. Après le nazi avéré Heidegger, la France est la terre d'accueil du militariste Jünger. - Avec tout ce qui se passe par ailleurs, on est en droit de se poser des questions...

Je le reconnais volontiers : ce n'est pas un commentaire de haute volée, mais il exprime sous forme de raccourci le fond de ma pensée. - Pour vous dire : Der Spiegel commence cette semaine une série sur la Première guerre mondiale.



Sur cette Une on peut lire : L'actualité inquiétante de la Première guerre mondiale. Et en sous-titre : Un feuilleton du Spiegel sur la catastrophe originaire de l'Europe. - L'article de cette semaine traite du déclenchement de la boucherie, du prétexte de l'attentat de Sarajevo, du système des alliances (France/Grande-Bretagne/Russie vs. Allemagne/Autriche-Hongrie) et de la mécanique des ultimatums, des vélléités colonialistes, des hésitations puis du blanc-seing de l'empereur Guillaume II ("Wilhelm Zwo") accordé à François-Joseph d'Autriche-Hongrie - empereur en place depuis 67 ans ! - pour son projet d'attaque sur Belgrade, qui pourtant entraînerait nécessairement une déclaration de guerre de la Russie puis, "mécaniquement", de la France et du Royaume Uni. - J'y ajouterais le climat révolutionnaire, les perpétuelles "crises" du capitalisme industriel, et tout ce nouvel armement à tester in vivo !


Le problème n'est pas de réfléchir encore et encore sur cette catastrophe qui, cependant, ne représente pas le cataclysme originaire de l'Europe à mes yeux car ce seraient plutôt les massacres de la guerre de Trente Ans (1618/1648) qui auront durablement transformé le continent en champ de bataille, levé les inhibitions et dressé les peuples les uns contre les autres.  - Le problème n'est pas non plus de lire et d'étudier le journal de guerre 14/18 de Jünger - ou encore son récit autobiographique Orages d'acier et un certain nombre d'autres de ses écrits - dont les qualités littéraires sont nullement en cause, comme il faudrait également lire et étudier Le Feu d'Henri Barbusse, Le voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, À l'Ouest, rien de nouveau d'Erich Maria Remarque et tant d'autres témoignages, littéraires ou non. - Le problème est le moment choisi pour commercialiser les Carnets de Jünger en France. Et l'accueil qui, depuis longtemps, est fait à cet écrivain pour le moins ambigu dans un pays où, par ailleurs, tout ce qui est allemand a plutôt mauvaise presse : en effet, si les éditeurs et critiques s'acharnent à promouvoir sans fin Jünger et Heidegger, il ne faut pas s'étonner que le bruit des bottes continue de résonner au pays du vin et du fromage, alors qu'au pays de la bière et de la viande en sauce, on a depuis belle lurette chaussé des mocassins. Soit dit en passant : on note ici une boucle rétroactive, qui rend les décideurs parisiens extrêmement frileux quand il s'agit de mettre sur le marché français un nouveau "produit culturel" - roman, film, série etc. - d'origine allemande, alors qu'ils sont eux-mêmes en partie responsables de cette situation déplorable par un certain nombre de choix éditoriaux plutôt passéistes et les services de traducteurs universitaires peu curieux des tendances actuelles et ignorants des nouveaux champs sémantiques outre-Rhin, mais c'est là une autre paire de manches !

J'écris que Jünger est un "apologète" - on excusera l'emploi "séculier" de ce concept théologique - de la violence : c'est, j'en conviens, un raccourci. Ce que l'on peut reprocher à Jünger, c'est d'une part l'esthétisation de la violence et de la guerre, de l'autre un culte de l'héroïsme et du combat, qui auront décidé des cohortes de jeunes Allemands à s'engager dans les batailles et les massacres de la Seconde guerre mondiale, inconscients de la boucherie qui les attendait. J'écris également que Jünger n'était pas nazi, mais ses livres continuaient de bien se vendre sous ce régime meurtrier et il bénéficiait de protections en haut lieu sans lesquelles il n'aurait pas survécu à un certain nombre de refus qui, certes, l'honorent. Décoré pour faits d'armes exceptionnels de la "Croix de fer", puis de la plus haute distinction militaire allemande, l'ordre "Pour le mérite", il fut promu capitaine lors de la Seconde guerre mondiale et passa le plus clair de son temps à Paris en qualité d'officier de l'armée d'occupation. Son Journal Parisien constitue sans aucun doute un document historique de premier choix, notamment pour les Français désireux d'éclaircir cet épisode sombre de leur histoire, mais c'est là un autre chapitre !


J'en viens à l'essentiel : je n'ai aucune idée en quoi ces commémorations 1914/2014 vont consister. Mais je me demande : comment est-ce possible de "commémorer" le début d'une boucherie de cette envergure qui, en effet, constitua un traumatisme terrible pour tous ceux qui y ont été mêlés de près et même d'un peu plus loin ? Je comprends que l'on puisse en célébrer la fin, mais alors... le début ? La terrible manipulation de la "Fleur au fusil" qui envoya à l'abattoir les ouvriers berlinois et parisiens, ou encore les tirailleurs africains, en rien concernés par les alliances de quelques aristocrates séniles et décadents ? - Voilà pourquoi j'ai été choqué par cette sortie française des Carnets 14/18 d'Ernst Jünger, en parfaite harmonie avec le calendrier cérémoniel, après la récente - nième ! - bataille autour du philosophe Heidegger, membre du NSDAP de 1933 à 1945, et tout ça sur fond de résurgence nauséeuse du racisme et de la haine que l'on subit actuellement dans ce beau pays. Voilà pourquoi.

Pour finir, une impression que, sincèrement, j'espère erronée : en cherchant une raison à cette persistante mauvaise image de l'Allemagne en France, je me demande si les responsables "culturels" français ne perpétuent pas - au détriment des productions récentes qu'ils dédaignent - un passé en effet terrible et mille fois condamnable pour masquer une ambiguité française qui, actuellement, revient à l'ordre du jour tel le proverbial retour du refoulé. Si l'Allemagne a fait - a été obligée de faire - un travail conséquent de confrontation, de mémoire, d'analyse face à la période national-socialiste afin de parvenir à la dépasser tout en gardant présent à l'esprit les risques toujours possibles d'une résurgence - un travail qui a dû s'effectuer une seconde fois après la chute du Mur - il semble que la France ait évité d'accomplir cette tâche pourtant indispensable, non seulement pour la période de l'Occupation, mais également pour celle de la guerre d'Algérie, dont les traumatismes continuent de hanter les mémoires sur les deux rives de la Méditerranée. Et quoi de mieux qu'un "b0che" pour masquer ses propres gouffres ? Or, croyez-moi sur parole, ce personnage haïssable repose depuis un bon moment dans une fosse commune outre-Rhin, même si son fantôme continue d'apparaître par intermittence sur les écrans français.

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Commentaires

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J'ai toujours Orages d'acier dans ma bibliothèque, bouquin lu et relu à l'époque où j'essayais de comprendre la seconde guerre mondiale et donc en remontant au Traité de Versailles. J'ai également lu Barbusse, Céline et Remarque, et tous ces bouquins lus entre 16 et 18 ans m'ont définitivement vaccinés contre toute tendance au nationalisme et à l'esprit militariste.

L'Allemagne a été dénazifiée, la France n'a jamais tournée la page de Vichy et vit toujours avec le mythe de la France résistante. De Gaulle a pris alors un gros risque, mais avait-il réellement le choix face à un PCF prêt à s'insurger ?

Tiens, je vais relire Orages d'Acier !! Pour Céline, je passe mon tour.

Écrit par : Marc | 04 janvier 2014
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Ton commentaire et mon dernier paragraphe se sont croisés : comme quoi...

Essaye de mettre la main sur le Journal Parisien d'EJ : très intéressant, une mine de renseignements... - Sinon, pour te reposer des Orages d'acier, il y a "Les jeux africains" qui relate avec beaucoup d'autodérision une expérience foireuse dans la légion étrangère.

Écrit par : sk | 04 janvier 2014
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Je n'ai jamais soupçonné dans Orages d'acier ou les autres livres de Jünger consacrés à la première guerre mondiale, en fait à son expérience de la guerre comme combattant, une apologie de cette dernière. Ces livres, notamment par le recul pris par l'auteur, et quasiment l'absence d'une expression de sentiments et de jugement relèvent du documentaire. C'est, je crois la chose qui m'avait le plus frappé en lisant ces livres, cette distanciation assimilable à une certaine froideur.

Concernant la période nazie, j'ai le sentiment en vous lisant, bien que vous reconnaissiez qu'il n'était pas nazi que vous regrettez qu'il ait survécu à cette époque. Sa mort, ou plutôt son exécution l'aurait rendu plus respectable. Ses livres se vendaient! Parce qu'iles étaient bons peut-être? Il a passé la majeure partie de la guerre à Paris! Il a été mobilisé comme des millions d'Allemands et comme vous le dites vous-mêmes n'a guère progressé dans la hiérarchie entre 1918 et 1945, juste un grade, comme quoi il n'était quand même pas dans les petits souliers des nazis. Il avait des appuis! Peut-être? Mais il avait surtout cet avantage d'être célèbre et d'être un héros national, la croix "pour le mérite" ayant été décernée avec un extrême parcimonie.
Ceci pour vous dire que je trouve très malséant de le placer sur le même plan que Heidegger.

Écrit par : Vlad | 05 janvier 2014
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Salut Vlad ! - Je suppose que vous vouliez un peu provoquer et manifester par là votre désapprobation de ma note. - Je ne dis pas que je m'y attendais puisque vous ne venez pas souvent commenter par ici, mais je comprends : quand c'est trop c'est trop !
Pour moi (et d'autres), Jünger a esthétisé la guerre, l'a rendue attrayante, sans peut-être toujours le vouloir : beaucoup de jeunes Allemands ont voulu suivre son exemple, certainement héroïque... ses livres de guerrier ont ainsi été utilisés pour mobiliser toute une génération destinée à la boucherie... politico-philosophiquement, on peut le rapprocher de la ligne de Carl Schmitt (Entscheidung), qui était lui-même proche de Heidegger (Entschlossenheit)...
Si vous lisez l'allemand et que le sujet vous intéresse, je vous conseille ce livre inconnu au bataillon en France (ce qui est significatif !) > Christian Graf von Krockow : "Die Entscheidung: Eine Untersuchung über Ernst Jünger, Carl Schmitt, Martin Heidegger (Theorie und Gesellschaft)" (1958, rééd. chez Campus)
Et, entre Heidegger et Jünger, il y a eu un échange après guerre, point central : le nihilisme...
Si je rapproche les deux, ce n'est pas parce que je veux faire enrager un certain Vlad, mais parce qu'ils se sont eux-mêmes rapprochés et surtout parce que c'est ce que la réception française (dont il s'agit) ne cesse de faire en repassant toujours ces deux mêmes plats controversés (même si l'on invoque des raisons différentes).
Ses livres sont bien écrits, sûrement. J'aurais dû dire pour que vous compreniez mieux (mais vous avez trés bien compris) : ses livres n'étaient pas interdits pendant le fascisme allemand !
Souhaiter la mort de Jünger ? - Niet Vlad, il faudrait vraiment forcer le texte pour lire ce genre de choses entre les lignes (mais vous ne l'avez pas fait !)...
Il avait des appuis parmi les dignitaires nazis qui l'ont protégé, je ne cite pas de noms parce que ces noms me font horreur... Sans ces appuis, il aurait été forcé à l'exil, si vous préférez, comme Thomas Mann par exemple, qui n'était pas non plus un camarade sans patrie ("vaterlandsloser Geselle")...
Je précise puisque c'est ce qui semble vous déranger par-dessus tout : le rapprochement avec Heidegger, qui n'est pas le point central de ma note, loin de là, n'est pas ici utilisé contre Jünger, qui a toujours été, à ma connaissance, un homme intègre. Ce n'est d'ailleurs pas tant un problème de personnes : le problème est cette commémoration 1914/2014 (et non 1918/2018) qui va nous tomber dessus. Alors, bien sûr, business oblige, on ressort Jünger du placard, comme si l'Allemagne n'avait que ça à offrir, ou plutôt : en occultant tout le reste, y compris d'autres analyses et témoignages sur la "Grande Guerre".
Voilà en vrac ma réaction à votre intervention !

Écrit par : sk | 05 janvier 2014
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Bonsoir SK,

par souci d'honnêteté j'ai ressorti "Orages d'aciers" de ma bibliothèque, car lu il y a déjà longtemps, pour en lire quelques extraits et vérifier le (non) caractère apologétique de cette œuvre. C'est justement cette chose qui m'avait frappée, ni exaltation, ni dénonciation de la guerre. Juste un témoignage, une description. Chose qui nous éloigne bien évidemment de E.M. Remarque. Un corps éviscéré ne se voit pas en lisant chacun des deux de la même façon. Parce que les objectifs ne sont pas les mêmes et selon la distance que le lecteur voudra prendre avec l'événement, connaissance ou empathie, il choisira l'un ou l'autre de ces auteurs qui décrivent la même chose.
Ces nuances ou ces différentes approches se retrouvent chez des auteurs français. Il y a ceux qui témoignent et ceux qui jugent. La publication de certains carnets de guerre, je pense ici en particulier à "l'heure H" de Tezenas du Montcel, un ouvrage remarquable hélas peu connu (car publié tardivement sans doute), est de la même veine qu'"Orages d'acier". Je peux comprendre que ce genre de littérature n'ait pas les faveurs de ceux qui attendent qu'on envisage la guerre en en dénonçant le caractère "inhumain". En fait j'utilise les guillemets car la guerre n'est pas inhumaine. C'est un autre univers que celui que nous connaissons habituellement, mais un univers tout à fait humain, la grande difficulté n'étant pas sans doute d'y vivre mais de passer de l'un à l'autre, ceci dans les deux sens, car le retour à un univers en paix comporte aussi ses difficultés. Jünger nous plonge dans l'univers de la guerre, Remarque nous le fait observer à partir de l'autre, et évidemment ces perceptions du même événement sont troublantes par leurs différences. Mais si on peut voir une dénonciation dans la dernière démarche, ce n'est pas pour autant que la première peut être assimilable à une forme d'apologie.
Vouloir suivre l'exemple de Jünger à partir de la lecture de ses ouvrages de guerre est absurde. ces ouvrages sont jalonnés d'horreurs, de massacres, de chairs déchiquetées. C'est je type de tableau dans lequel on n'a guère envie de rentrer. Célébrer le héros est une autre chose, souhaiter pouvoir se comporter comme lui, avoir sa chance d'être revenu de la boucherie, dans des circonstances analogues ne signifie pas les souhaiter. En général on les subit avant tout, et même si quelques uns les souhaitent ils ne peuvent guère les provoquer. Une mobilisation générale ne fait pas le tri entre ceux qui pensent aimer ça et les autres.

S'agissant de son attitude pensant la période nazie, il a fait des choix clairs, malgré un nationalisme assumé entre les deux guerres. D'aucuns, s'appuyant sur une certaine proximité (mais s'agissant de Jünger l'aspect racial et notamment antisémite était rédhibitoire), auraient pu succomber à la tentation au moins de la carrière. Il aurait pu peut-être être une Göring bis. Pourquoi pas? En fait c'est tout ce qui le sépare de Heidegger. Et c'est déjà beaucoup. Je ne sais pas, malgré les nouvelles révélations sur les carnets d'Heidegger, si on peut y ajouter l'antisémitisme.
Alors oui les hommes se sont rencontré, ont échangé. Sur des idées. Jünger ne fut pas le seul. Même Hannah Arendt, l'ex-maitresse trahie, a effectué ce pas après près de 20 ans de rupture. Et je voudrais en terminer par ce qu'elle a pu dire au sujet de cette "réconciliation" : "toute évaluation moralisante ne fait qu’entraver et fausser le sens de ce qui vous est destiné." Je trouve qu'il y a beaucoup de sagesse dans cette phrase et que nous devrions davantage nous en inspirer..

Écrit par : Vlad | 05 janvier 2014
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Je réponds plus particulièrement sur deux points, Vlad :

- La guerre est-elle humaine, inhumaine, trop humaine ? Je sais que vous avez l'expérience pour vous, mais, comme moi, comme aucun de nous, vous n'avez vécu ces summums de l'horreur que furent par exemple la bataille de la Somme ou celle de Stalingrad. Je conviens qu'il y a quelque chose de l'humain qui s'exprime également dans la guerre puisque ce sont les hommes qui la font. Mais nous avons déjà eu cette discussion à propos des naufragés de Lampedusa, il me semble. L'humanité, ce n'est pas l'humanisme bourgeois. Ceci dit, c'est vous qui soulevez cette question de l'(in)humanité de la guerre. J'en aurais long à dire car je suis personnellement convaincu que la barbarie fait partie intégrante de la civilisation, je m'en suis longuement expliqué dans les premiers articles de ce blog (en haut à droite > tous les articles)
- Vous pensez que la lecture des "Orages" n'invite pas à s'engager dans l'armée pour "vivre" cette "expérience", et vous dites que la plupart des soldats allemands furent des appelés. Sur ce dernier point, il y a appelé et appelé. Mon cheval de bataille est, comme vous le savez peut-être, la légende de la "Fleur au fusil" : ceux-là aussi étaient des appelés, mais qu'est-ce qu'ils étaient motivés ! Jusqu'au moment de se retrouver dans la boue et le sang des camarades, jusqu'à être confrontés à l'absurdité abyssale d'une machinerie hors contrôle ! - Pour le premier point, Jünger était un esthète. Le lien sur l'article de l'Express que je donne plus haut relate une vision du capitaine Jünger à Paris. Je cite : "Le 27 mai 1944, c'est un verre de bourgogne à la main, où trempent des fraises, qu'il contemple avec extase un bombardement aérien. Paris, écrit-il, " avec ses tours et ses coupoles rougies par le couchant s'étendait dans sa beauté puissante, tel un calice de fleur, survolé en vue d'une fécondation mortelle ". " - Disons qu'il y a matière à débat, mais sachez que ce que je dis sur ce point - et notamment l'esthétisation de la violence chez Jünger - n'est pas sorti de mon imagination, mais écrit en parfait accord avec un spécialiste de cet écrivain et également soldat allemand de la Seconde guerre mondiale, dont j'ai eu la chance de faire l'interview.

Écrit par : sk | 05 janvier 2014
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Bonsoir sk..je n'ai lu que H. Barbusse mais ni Céline, ni Jünger et j'avais une aversion de principe pour Heidegger..Mais je vais suivre votre conseil..C'est Mitterrand qui a - sagement pensait-il - fait en sorte que la communauté nationale ne fasse pas un travail d'inventaire sur les comportements des uns et des autres durant l'occupation 40-45..Au delà de certaines amitiés ou sympathies interlopes, il y avait encore trop de gens "en vue, voilà trente ans..Il pensait qu'il convenait de ne pas remuer des rancunes
encore vivaces entre français qui forment la Nation d'aujourd'hui..rallumer l'on ne sait quel projecteur
sur une époque troublée durant laquelle les choix politiques étaient forcément manichéens et exacerbés
n'aurait conduit à rien de bon, selon lui, garant de la paix sociale..la catharsis n'a pas eu lieu et si l'on
voulait tirer une similitude (scabreuse) avec la pensée Freudienne, le peuple de France n'a pas encore tué le père..quelque part. Que l'on se rassure cependant Outre Rhin: on abhorre encore plus les anglais

Enfin, à mon sens..

Écrit par : hubert 41 | 05 janvier 2014
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Hello Hub ! Si le conseil concerne les Journaux Parisiens d'EJ, vous pouvez vous faire une idée ici > lexpress.fr/informations/ernst-junger-un-occupant-si-korrekt_721403.html
Je ne sais pas ce que vaut la trad. française, l'ayant lu en schpountz...
By the way, pour la guerre d'Algérie, je ne conseillerai jamais assez le journal 55/62 de Feraoun

Keep on swinging !

PS. - J'en profite pour dire que je ne suis pas sponsorisé pour défendre l'Allemagne ou les Allemands. Je m'insurge simplement contre les poncifs et les "images d'Épinal" qui subsistent des deux côtés du Rhin. Connaissant bien les deux pays et les deux langues, je m'aperçois que les différences sont bien moins importantes que les uns et les autres ne le croient, et surtout qu'elles se situent parfois ailleurs qu'on ne le pense communément : c'est là une longue histoire et un problème de taille dont il faudra que je dise deux mots, un de ces quatre !

Écrit par : sk | 05 janvier 2014
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Un peuple fonde son unité sur des mythes, celui de "la France toute entière qui se bat" du discours de l'Hotel de Ville en Aout 44 a été opportun en son temps (du reste, la miraculeuse place de la France du côté des vainqueurs a mondialisé cette version). Quarante ans plus tard, sous le septennat de l'opposant éternel, il n'était plus à l'ordre du jour de faire une grande repentance. En fait, les historiens sont passés progressivement, et on a eu entretemps "40 millions de pétainistes" (cité juste comme exemple) pour équilibrer la balance. Dix ans plus tard, le discours de Chirac sur l'implication de l'état concernant la Rafle du Vel d'Hiv était nécessaire, chacun jugera s'il était ou non suffisant.

A propos des relations franco allemandes, il y a eu des lunes de miel, notamment au début des années 60 (l'allemand était choisi alors comme première langue vivante par près du tiers des élèves), et avec les "couples paradoxaux", tels Kohl et Mitterrand, et Chirac et Shröder. L'Allemagne reste le pays le plus apprécié, particulièrement en France
lemonde.fr/europe/article/2013/05/23/l-allemagne-pays-le-plus-apprecie-au-monde-selon-un-sondage-de-la-bbc_3416474_3214.html

Écrit par : nolats | 05 janvier 2014
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Je vais faire tache: j'ai une admiration vraie pour Jünger, pas dans "Orages d'acier" d'ailleurs, ni "La guerre, notre mère", mais pour les "Falaises de marbre" et" Eumeswil", le vieux nihilisme, ce qu'il nommait être "anarque"...
Il a été moins un apologète de la violence qu'un observateur de celle ci et un type qui assumait sa propre violence et l'esthétique de la violence assumée dans le conflit, par ailleurs désastreux et industriellement monstrueux de 14-18.
Et quel prosateur! mais bon, si on veut lier l'homme à l'œuvre et juger l'œuvre à la lumière de l'écrivain, alors...
C'est un autre débat. Enfin, c'est un débat plus large. J'en connais qui se sont privés de Céline du fait de ce qu'ils savaient de Céline... Ca les regarde.
D'autre se sont aussi privés de Heidegger, que par ailleurs je n'apprécie pas... coincé dans la lourde pensée selon moi. Antisémite. Mais quelle intelligence!

ah oui, je veux ajouter que tant qu'à reprendre la bio de Jünger, ajoutez, sk, que son fils aîné a été balancé sur le front de l'Est après que Jünger a été accusé de collusion dans l'attentat contre Adolf l'ignoble, le 20 juillet 1944. Et que ce gosse de 20 ans, comme prévu par ledit ignoble, y est mort.

Jünger a été l'ami de Gracq, entre autres... Une belle et longue amitié franco-allemande. Heidegger ?

Écrit par : talweg | 05 janvier 2014
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Bonsoir à tous, je m'adresse ici plus particulièrement à talweg et Vlad :

Le problème soulevé tient davantage à la réception qu'à l'oeuvre elle-même, d'une part en Allemagne avant et pendant le fascisme, d'autre part en France après guerre. Ce sont deux réceptions très différentes, la première tendant à instrumentaliser les "écrits guerriers" de Jünger pour mobiliser la jeunesse dans la perspective de nouvelles agressions militaires qui étaient au programme des nazis dès le départ. Sans doute Jünger ne peut-il en être tenu pour responsable, mais convenez qu'il y a ici matière à discussion : moins pour la responsabilité ou l'absence de prudence de l'auteur que pour l'instrumentalisation à laquelle, somme toute, cette (première) partie de l'oeuvre s'est plutôt bien prêtée. Mais je le répète : il s'agit ici de la réception et non de l'intention de l'auteur qui peut être tout à fait honorable.

La filiation philosophico-politique entre Carl Schmitt, Ernst Jünger et Martin Heidegger - notamment autour de la notion de "décisionnisme" - est acquise, j'ai cité plus haut le travail de v. Krockow que je ne saurais référer ici, il s'agit à la base d'une thèse universitaire. La mention de Heidegger dans ce contexte n'est donc pas complètement absurde, également parce que ce philosophe et Jünger ont tous deux connus un formidable succès dans la France de l'après-guerre où, paradoxalement, l'Allemagne avait une bien mauvaise réputation (pour cause, bien sûr). Ici encore il s'agit d'une réception qu'il faudrait creuser, la question de l'antisémitisme de Heidegger n'y jouant á mon sens qu'un rôle mineur puisqu'on n'en savait rien ou pas grand chose dans les années 60/70, et même les débats actuels n'ont pas complètement éclairci la question. Son appartenance à la NSDAP et certains actes (et discours) comme recteur de l'université de Freiburg ne laissent cependant guère de doutes quant à son orientation politique. Alors que Jünger n'a jamais adhéré au fascisme ce qui est tout à son honneur.

Je suis bien d'accord, en effet, que Jünger est un cas spécial, l'analyse de son oeuvre volumineuse serait d'une complexité énorme, il ne s'agissait ici que de la publication française - très opportuniste ! - des Carnets 14/18 qui forment le matériau pour le récit autobiographique "Orages d'acier" ("In Stahlgewittern", publié en 1920 !). - Du reste, j'ai également étudié les "Marmorklippen", et j'avoue que j'ai bien aimé les "Afrikanische Spiele". Quant aux "Journaux Parisiens", que je recommande de toute urgence aux lecteurs français, je continue d'y lire (quand j'ai ma bibliothèque à portée de main)...

Pour finir, j'ai écrit cette note pour nuancer mon commentaire "viscéral", le problème n'étant pas tant de faire (ou non) l'apologie de la guerre, mais d'en donner une vision esthétique, voire mystique ou légendaire, qui peut fasciner les jeunes gens au point d'aller se lancer à corps perdu dans les batailles projetés par ces grands criminels qui ont failli engloutir l'Europe dans un déluge de feu, d'acier et de sang !

Voilà pour l'instant. Portez-vous bien !

Écrit par : sk | 05 janvier 2014
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merci de cette réponse pertinente, et bien d'accord avec votre conclusion ; la fascination morbide pour la guerre est un des pires pièges individuels ou collectifs qui soit. Il n'écrivait pas pour piéger, pas le genre. Il est pour moi un esprit au-delà des arrangements politiques, ... Les Marmoklippen et Eumeswil en sont la preuve (et sa passion d'entomologiste est intéressante aussi, son extraordinaire capacité d'observation).
Bonne nuit

Écrit par : talweg | 05 janvier 2014
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