mercredi 20 juillet 2016

Un certain 14 juillet

Le montage est consternant. Le matin, on transmet en direct le « traditionnel » défilé où l’une des plus importantes armées du monde, puisqu’elle dispose de l’arme atomique et qu’elle est soutenue par une industrie de l’armement hors pair, fait la démonstration de sa puissance. Par habitude ou par patriotisme, les Français sont rivés à l’écran, profitant de leur jour de congé ou se sentant moins seuls dans leur désœuvrement forcé. La grande communion nationale est suivie de la tout aussi traditionnelle interview du Président de la République dans ce monument hérité des temps monarchiques et impériaux qu’est le palais de l’Élysée. Malgré la grande impopularité qui lui est attestée semaine après semaine par des sondeurs compulsifs, François Hollande cherche à rassurer et fait, comme on dit si bien, contre mauvaise fortune bon cœur. Pour le président, l’élection de mai 2017 est encore loin quand, pour ses nombreux adversaires, elle s’approche au pas de charge. Ce qui est le cas de le dire.

Les formalités expédiées, la France peut passer aux choses sérieuses. L’arrivée au Mont Ventoux est attendue avec impatience, les caravanes sont de sortie, les boissons au frais. Puis la montagne du Vaucluse fait honneur à son nom : le vent au sommet est trop violent, l’arrivée est déplacée six kilomètres plus bas, les bookmakers revoient leurs cotes. Et près de la flamme rouge le maillot jaune se retrouve sans vélo, continue à pied : du jamais vu, « complètement surréaliste », à en croire les commentateurs.

Puis voici venir le temps de l’apéro, les uns sont en vacances, les autres font le pont, le fameux pont du 14 Juillet que l’on aime tant emprunter. Une bonne boustifaille, et c’est parti pour la fête, les bals, le feu d’artifice…

Peu avant 22 heures 45, aux abords de la promenade des Anglais à Nice, un tueur en masse s’apprête à démarrer son 19 tonnes frigorifique. Le feu d’artifice vient de se terminer, parents et enfants, jeunes et vieux sont encore sous l'emprise du spectacle, les enfants sont contents de veiller tard, rient et courent, les amoureux s’enlacent. Le bruissement régulier des vagues de la Méditerranée apaise les mouvements de la foule…

Soudain, la terreur fait irruption, imprévue, monstrueuse, impitoyable. Le camion frigorifique vient d’emprunter le vaste trottoir noir de monde, écrasant tout sur son passage, sans discernement, zigzaguant entre Niçois et touristes, riches et pauvres, enfants et amoureux. Quelles ont été les pensées, les sensations de l’homme au volant qui, s’il avait été normalement constitué, aurait dû s’arrêter net, réalisant subitement l’infaisabilité, la perversité, la folie de son entreprise ? Or, il continue son parcours de tueur en masse sur quelque deux kilomètres écrasant près de trois cents personnes, dont plus de quatre-vingts meurent.

L’homme est abattu dans la cabine de conduite par les balles des policiers, la promenade des Anglais est jonchée de linceuls, les médias ont commencé leurs reportages en direct, qui dureront toute la nuit sans apporter beaucoup d’informations concrètes, à l’exception du nombre de victimes et du mode opératoire. Après avoir, dans un premier temps, présenté le tueur en masse – un Tunisien de trente-et-un ans résidant à Nice depuis ses vingt ans – comme un homme adepte de la boisson et des conquêtes féminines, puis comme un dépressif et un mari violent, il est enfin supposé s’être « radicalisé très rapidement ». La revendication de l’attentat par le soi-disant « État Islamique », qui intervient deux jours plus tard, semble confirmer cette supposition.

Cette « radicalisation express » – son utilisation par les médias et les politiques – pourrait faire sourire si la situation et les faits n’étaient pas aussi graves. Or, une chose n’a pas été approfondie : l’homme était d’abord et avant toute radicalisation – qui, de toute évidence, ne fonctionnait chez lui que comme rationalisation de son action monstrueuse – un tueur en masse. Ainsi, le lieu qu’il a choisi n’est pas sans importance. Il pouvait bien sûr espérer y tuer le plus grand nombre de personnes. Mais cela n’empêche pas qu’il ait pu percevoir ce front de mer luxueux aux hôtels prestigieux fréquentés par les grands de ce monde comme un univers haï parce que pour lui à jamais inaccessible, un univers contre lequel il s’est vengé.

Dans notre meilleur des mondes, promu vingt-quatre heures sur vingt-quatre par les écrans publicitaires qui entrecoupent les interminables directs et les images vides des chaînes d’information privées, il n’y a plus de différence de classes. L’évoquer dans un contexte comme celui-ci relèverait presque de l’infamie. De même, il ne faut plus parler de la longue tradition discriminatoire des immigrés en France pour motiver des actes terribles comme celui-ci. Mais il y a une autre constante dans les « explications » politico-médiatiques de ces actions qui devrait choquer tout analyste sérieux : elles sont invariablement présentées sous forme « mono-causale ». Dès lors, si le tueur en masse est un islamiste radical, tout est dit, ce n’est pas la peine d’aller chercher plus loin, les causes de sa « radicalisation » sont exclues de l'analyse. Or, même si l’on a coutume de présenter ces tueurs en masse comme des espèces de machines ou de robots sans émotions, le moteur principal qui leur permet d’exécuter jusqu’aux actes les plus horribles et injustes est une accumulation de haines multiples et donc un énorme potentiel agressif, qui semble avoir tout particulièrement entraîné le tueur en masse de Nice. L’autre phénomène dont il faudrait enfin prendre en considération les conséquences funestes, c’est la désorientation générale que l'on constate dans nos sociétés dès les petites classes des institutions scolaires. Quoi de mieux qu’un kit idéologique pour combler cet abîme ? À ce qu’il semble, il est livré prêt pour utilisation immédiate !

 SK, 20 juillet 2016


Voir aussi > MUNICH (23 juillet 2016)

2 commentaires:

  1. double peine donc sk, injustice ou ratage social doublé d'un recrutement pour l'enfer rédempteur déguisé en promesse de paradis, depuis Merah EIL fabrique des armes humaines
    sa personnalité a échappé à la faculté, aussi et pour peu qu'on verse dans le captagon c'est tout bon
    excusez moi sk, merci pour le résumé des faits, mais c'est cher payé comme lutte des classes

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    1. J'espère que vous n'avez pas lu une instrumentalisation supplémentaire de ma part, chère Cimabue, je note simplement une formidable désorientation d'un côté, qui est propice aux idéologies radicales (de tous bords d'ailleurs) et un meilleur des mondes sans différences sociales de l'autre. Et qu'il semble carrément indécent de simplement évoquer ce genre de choses dans la "mono-causalité" ambiante.

      Cet homme est d'abord et avant tout un tueur en masse et comme tel, lutte des classes ou pas, radicalisation express ou non, évidemment indéfendable.

      Merci de passer ici...

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