lundi 10 janvier 2005

Tsunami World (2005)

lundi 10 janvier 2005

Le parcours médiatique de la vague d'enfer du 26 décembre, dimanche de Noël 2004, a débuté avec l'annonce minimaliste de quelques centaines de morts, qui se sont rapidement transformés en milliers, puis en dizaines de milliers, pour dépasser les cent cinquante mille décès aujourd'hui (165.000 annoncés le 8 janvier 2005 à midi), un nombre qui va sans doute croître encore (ajout: quelques semaines plus tard, le chiffre "définitif" serait de plus de 300.000 tués), telle une cotation boursière macabre en proie à l'inflation. C'est vrai, la manie des chiffres, en particulier celles des décès, caractérise notre époque, avide de quantifier les choses et les êtres. Et les montants des dons, dans la foulée des Noëls occidentaux, - qui ne sont encore que des sommes annoncées ou, dans le jargon des téléthons, des "promesses de dons", - auront bientôt "crevé" tous les plafonds et tous les écrans : plus de 4 milliards de dollars promis aujourd'hui (ad.: après la conférence des donateurs à Genève, les médias parlent de 10 milliards) ! Mais ici aussi, des décalages sont à craindre entre les nombres réels et imaginaires. Et puis, la reconstruction des palaces en bord de mer sera probablement prioritaire sur celle des huttes, même si l'on s'en défend aujourd'hui ; car dans la vie réelle, et contrairement à nos univers virtuels, fantasmagoriques, chacun reste à sa place, comme ces "Intouchables" qui, en Inde, rendent un dernier service aux cadavres en souffrance…

Chez nous, tout le monde finit par s'interroger : pourquoi une telle avalanche de dons ? est-ce l'implication d'Occidentaux dans cette catastrophe ? la brusque métamorphose de leur paradis touristique en un Tsunamiworld infernal ? le raz-de-marée d'images, et notamment les "films de vacances"? est-ce la réverbération de Noël et des semaines d'appels obscènes à la surconsommation, qui auront précédé ? ou encore l'innocence des victimes, le caractère "naturel", intempestif, surprenant de cette catastrophe ? voire un sentiment de faute vis-à-vis des populations "sinistrées" ?



Or, entre les lignes des journaux et les images montrées à la télévision, il y avait les odeurs, la déchéance, les larmes, les fosses communes. Un réel insupportable. Une "expérience horrible", selon les commentateurs. Et sur les images, dans les textes, l'instrumentalisation de l'horreur, c'est-à-dire : sa récupération, son détournement, son interprétation à des fins idéologiques, politiques, commerciales et communicationnelles. Pour devenir cette "expérience" par procuration que nous croyons "vivre" sur nos canapés, que nous "partageons" devant les écrans, bien à l'abri, jusqu'à nous l'approprier, à l'image des logos de tous ces généreux donateurs bien visibles sur les colis bloqués dans les aéroports de fortune.

Oui, le maître mot, ici, c'est la "visibilité". Donc tout le monde veut sponsoriser, "surfer" sur la vague infernale du tsunami. Pour être "visible". Des écologistes de chez Total aux humanitaires de la US-Army, dont les manœuvres sont toujours aussi spectaculaires de rapidité et d'envergure, quand on considère les quelques misérables hélicoptères qui, de l'autre côté, rivalisent avec un avion en rade sur les pistes d'envol pour acheminer les vagues de dons qui affluent d'Occident. Affluence jusqu'à l'étranglement, dit-on. - Oui, ce sont là des grandes manœuvres, politiques, policières ("médico-légales"), militaires, commerciales, financières, sur le fond d'un charity-business médiatique sans précédent (émissions spéciales, téléthons, appels aux dons généralisés) puisqu'il paraît que tout cela est totalement "improvisé", complètement "spontané". - Oui, le monde entier veut être "visible", dans cette "expérience" globalisée. Ainsi, le moteur de recherche Google recense plus de 24 millions d'entrées (ad.: et presque 28 millions à peine deux jours plus tard) pour le vocable "tsunami", dont la plupart d'entre nous ignoraient la signification voici deux semaines. - Une variété de tiramitsu… ?

Ne plaisantons pas. Ce qui se passe là est réellement macabre. Deux mondes, une fois encore, s'affrontent. Sur le front prospère, on met en oeuvre une aide massive, une assistance globale, une "mobilisation générale", qui expose les pauvres survivants sur le front de la misère, à une nouvelle lame de fond : un déluge de biens (et de personnes) arrivé d'Occident, dont finalement ils ne profiteront que très moyennement. Les guerres du Golfe ont été un exemple d'overkill militaire surmédiatisé, de prouesses technologiques dans l'assassinat en masse face à une armée impuissante, sous-équipée, en débandade. Or le résultat a été catastrophique puisque les "victoires" des Occidentaux se sont soldées par un chaos sans nom en Irak. De l'autre côté, la souffrance des pauvres gens est invariablement transfigurée en soap-opera, en feuilleton de "télé-réalité" d'un genre particulièrement pervers, qui a pris la forme monstrueuse que l'on connaît aujourd'hui depuis la Première guerre du Golfe, fin 1990, début 1991. Ainsi, tous les jours, aux heures des actualités, et donc des repas, des images récurrentes de catastrophes nous sont servies, comme autant de petits chocs pavloviens, et ce pendant quinze jours, un mois, deux mois, voire beaucoup plus, jusqu'à totalement "déréaliser" ce qui est donné à voir, banaliser catastrophes et états d'exception, guerres et violences.

Ce qui est à craindre en Asie du Sud, après ce ballet médiatique de solidarité planétaire, cet overkill de générosité, c'est la résurgence rapide et "invisible" d'un envers du décor, d'un côté obscur, où les dons n'arrivent pas, où les fonds sont détournés, où l'humanisme s'enlise dans un déséquilibre fondamental, amorcé par la flambée des prix, l'enlèvement et le trafic d'enfants orphelins en Thaïlande, sans doute la reprise prochaine de la guerre civile en Indonésie, l'arrivée des profiteurs, missionnaires (dont les Scientologues !), rebelles, agents spéciaux de tous bords qui investissent le "terrain", et surtout le black-out médiatique, après un déluge d'images, le silence coupable après une logorrhée quasi maniaque des communicants de tous bords.

Qu'est-ce qui est alors préférable dans cette logique médiatique du tout ou rien. Le silence et les écrans vides dont l'Afrique, berceau de l'humanité, est frappée depuis si longtemps, comme d'ailleurs l'Amérique du Sud et l'Asie, le reste du temps, ou le bruit, la fureur et le tape à l'œil de cette nouvelle Horror-TV qui nous expose un "contre-monde" à l'heure des repas, auquel nous finissons invariablement par préférer nos vies virtuelles, surgelées, nos conserves et nos crédits à la consommation?

La transformation d'un monde "imaginaire" (la "destination de rêve" des vacanciers occidentaux) en un réel meurtrier a été particulièrement bien documentée par ce que les présentateurs TV ont appelé, un peu dédaigneusement, les "vidéos amateurs"; or, du point de vue de la qualité des images, ces "produits numériques" n'avaient rien à envier aux images professionnelles qui, elles, ont brillé par leur absence. Pour cause. Peu d'équipes de télévision bronzaient sur les plages d'Asie du Sud à l'heure H. Heureusement, les touristes étaient-ils là pour immortaliser leur paradis tropical. Panoramiques. Féeries. - Puis, à l'horizon, les crêtes blanches de la vague dont on ne mesure pas d'abord l'importance, comme en témoignent les commentaires de ceux qui filment. Paroxysme. Le déferlement du réel dans un monde totalement imaginaire de carte postale. Tsunamiworld. Un réel qui emporte tout sur son passage. Même les caméras, et ceux qui les tiennent ...

A propos de paradis tropical. Que ce réel continue de nous échapper entièrement, les Russes l'ont montré avec un humour involontaire inégalable; ils ont donné la chose la plus précieuse à leurs yeux : des couvertures !

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Commentaires

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Plusieurs remarques me sont venues au fur et à mesure de la lecture de votre post, à part que je partage votre avis et votre analyse, du moins je le crois.

La techno. de l'information est une caisse de résonnance médiatique formidable, au service de la société du spectacle, bien dans son genre: exhibitionnisme et amour du frisson émotif, le pathétiquement empathique sur commande, en quelques clics. D'autant plus que tout le monde sort son téléphone-appareil photo-vidéo-son (trop bien!) plus vite qu'on distribue les aides... ça dure depuis quelques dizaines d'années, deux au moins; il y avait eu la mort en direct d'une petite ensevelie... et le flot d'empathie, tant de bonnes pensées vaines... Avec la multiplication des portables, on atteint des sommets (enfin des abîmes) en fait de spectacle et de manip. de l'image et de l'émotion. Effet planétaire garanti, en outre.
Sauf:
en zones grises, ces zones mortes d'images, qui sont peuplées de mots-vivants. Sans clic ni lien, rien, pas de salut, comme vous dites d'autre façon.

Les gens aux manettes le 11 septembre avaient tellement bien perçu l'intérêt de l'image! un modèle du genre. Ont fait du mal pour des décennies. Je suis sûr qu'on n'a pas fini de mesurer l'onde de choc et de la subir, rien que parce qu'on a tous dans les yeux ces tours qui tombent et ses gens qui sautent dans le vide, et la stupeur. Et le bel ennemi que voilà, son djihad et son contre-modèle radical. Lequel pouvait de son côté raccoler des milliers de futurs combattants... Merci les images planétaires, le culte de l'effroi, le degré zéro de l'analyse. Bien contre Mal. Chacun le sien. Quel confort! (Et il y aurait bien plus, c'est si complexe, à dire -mais ce n'est pas le lieu )

Une autre remarque: à quel point s'excerce le tri entre ce qui est montré et ce qui ne l'est pas, même hors zones grises. Vous noterez que les tsunamis et les petites filles ensevelies, les affreux porteurs de mort, on les voit.
Fukushima, qui est catastrophe humaine, technologique (même si d'origine naturelle, un tsunami), eh bien on voit beaucoup moins. Le désert autour de Tchernobyl, pareil.

C'est aussi là qu'il y a manip. Non seulement on oublie ceux qui ne se voient pas, en zone grise, mais aussi ceux qu'on pourrait voir mais qu'il est moins bienséant de montrer les -victimes révélatrices de  l'industrie humaine et des besoins en énergie (ou autre) du consumérisme que nul ne semble vouloir mettre en cause. A Fukushima, Japon, les gens vivent dans la zone dangereuse, dans des maisons provisoires, et ils se taisent.

Écrit par talweg | 10 novembre 2013

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Hello talweg ! On commence à comparer la catastrophe actuelle au tsunami de la fin 2004. Je ne regarde pas la TV en ce moment, j'ignore donc le traitement médiatique qui lui est réservé...

Merci en tout cas pour toutes ces chouettes interventions,

Écrit par sk | 10 novembre 2013

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