mercredi 22 avril 2015

Le cas Gröning




Oskar Gröning est actuellement, à 93 ans, en procès à Lüneburg (RFA) en raison de son passé de SS à Auschwitz.

Je l'avais remarqué dans un documentaire de la BBC (*) sur ce camp de concentration. Son témoignage m'avait impressionné. Discret sur son passé pendant longtemps, il n'était sorti de sa réserve que pour combattre les négationnistes. Frédéric Lemaître le cite dans l'article qu'il lui consacre (Le Monde, 20/4/2015) :

« Il est de mon devoir, à mon âge, de dire les choses que j’ai vécues. De m’opposer à ceux qui les nient. J’ai vu les fours crématoires, j’ai vu les fosses où l’on brûlait les corps. Je veux que vous sachiez que ces atrocités ont bien existé. J’y étais ».

 Le procès d'Oskar Gröning est nécessaire. Ce sera sans doute l'un des derniers sinon le dernier « procès d'Auschwitz », cinquante-deux ans après le premier, en 1963 à Francfort. Il est nécessaire pour encore révéler, apprendre des détails sur la plus grande usine d'assassinat en masse qui ait existé. Pour le moment ! – Le procès est nécessaire pour ne pas oublier, pour dire une fois encore que tout cela a réellement existé. Et il faudrait ajouter – mais on ne le fera pas – que la pulsion – humaine, trop humaine – à l'origine de cet enfer sur terre, elle, n'est pas morte. Loin, bien loin de là.


Le procès doit établir si Oskar Gröning est coupable et quelle doit être sa peine. Coupable, il l'est sans aucun doute. Il était « convaincu » à l'époque. Convaincu du bien-fondé de l'entreprise. Il était comptable. Il comptait l'argent de ceux qui partaient en fumée. Dans son esprit, c'était « de l'argent sans propriétaire »  : tous ces « zlotys, drachmes, francs, gulden, lire » qu'il fallait trier. Matthias Geyer précise (in Der Spiegel, 19/2005, je traduis) :

« Gröning n'a pas tué. Il n'a pas jeté de zyklon B dans les conduits, il n'a allumé aucun bûcher. Il a regardé. Il a assisté, choqué d'abord, indifférent ensuite. Il a pris l'habitude. Il vivait dans un monde organisé, dont l'ordre garantissait l'autonomie de la terreur vis-à-vis des fondements de la civilisation. La terreur avait des structures de commandement claires et des plans de service réglementaires, une séparation des tâches et des fonctions, des bourreaux et des comptables. - Gröning était un comptable consciencieux. Il comptait l'argent des juifs, le triait, l'enfermait dans un trésor. Il était le compable de la terreur. »

Puis, deux mois à peine après son arrivée à Auschwitz en octobre 1942, il y eut l'épisode du bébé. À cause de l'affluence sur la « rampe », Oskar Gröning devait surveiller les bagages, peut-être participer à l'opération de « sélection ». Il raconte (Spiegel, loc. cit., je traduis) :

« Un nouveau transport était arrivé. J'étais de service sur la rampe, ma mission était de surveiller les bagages. Les juifs avaient déjà été évacués. Par terre, il n'y avait plus que des déchets, des restes. Soudain, on entendit les cris d'un bébé. Il gisait sur la rampe, enveloppé de haillons. Une mère l'avait abandonné, peut-être parce qu'elle savait que les femmes avec de petits enfants étaient immédiatement gazées. Je vis qu'un autre SS saisit le bébé par les jambes. Les cris l'avaient dérangé. Il tapait le bébé avec la tête contre les barres de fer d'un camion jusqu'à ce qu'il fît silence. »

Oskar Gröning dit que cet épisode l'incita à voir son chef pour demander une mutation. Celui-ci lui rappela son contrat de SS : faire son service là où il est affecté. Oskar Gröning eut de l'avancement comme « Unterscharführer » (le grade le plus bas dans la hiérarchie des sous-officiers) et s’accommoda de « l'ordre de la terreur ». Matthias Geyer résume les paroles de Gröning qui relate un autre événement marquant :

« Une nuit il [Gröning] est sorti de son lit par des sifflets à roulette. Des juifs se sont échappés. Il court dans l'obscurité et arrive devant une ferme, des cadavres sont étendus devant. Il voit également comment des personnes nues sont entraînées dans le bâtiment. Il voit un Oberscharführer fermer la porte, mettre un masque de gaz sur la tête, ouvrir une boîte et verser le contenu dans une trappe. Puis il entend des cris. Les cris se transforment en grondement, le grondement en bourdonnement, puis le silence se fait. - Il regagne sa baraque avec un autre qui dit : je connais un raccourci. […] Le raccourci passe près d'un bûcher. On est en train d'y brûler des corps. Gröning s'approche à environ 50 mètres, il regarde ce que ça fait quand les hommes brûlent. »

Il dit avoir demandé une deuxième, puis une troisième mutation. Mais ce n'est qu'en septembre 1944 qu'il quitte Auschwitz pour combattre les alliés sur le front de l'Ouest dans les Ardennes. Son dossier ne fait pas état des demandes de mutation, mais mentionne qu'il s'est porté volontaire pour le combat au front. Fait prisonnier par les Britanniques, il est libéré en 1948. Et il s'est fait discret sur les deux années passées dans le camp d'extermination.

Mais en 1985, dans le cadre de son club de philatélistes, il se voit confronté à un négationniste. Et depuis, il n'a cessé de témoigner. Aujourd'hui encore, dans le box des accusés au tribunal de Lüneburg, il témoigne. Coupable, il l'est sans aucun doute. Mais les juges auront tout le mal du monde à décider d'une sanction au terme de ces 27 jours de procès.


Ajout tardif

Comme le rapporte l'hebdomadaire Die Zeit (15 juillet 2015), Oskar Gröning a été condamné par le tribunal de Lüneburg à quatre ans d'emprisonnement, cette peine étant supérieure à celle réclamée par l'accusation. Il est reconnu coupable de complicité d'assassinat dans 300.000 cas. Le procureur doit encore établir si l'homme âgé de 94 ans  est à même de purger sa peine en prison.



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L'avis (un peu étrange) d'une experte
 (sur France-Info)

"Oskar Gröning n’a certainement pas été le comptable d’Auschwitz. Quand on dit cela on lui donne une fonction extrêmement aisée alors qu’il a été simplement un de ceux qui s’est occupé des biens des déportés. Il a fait partie de tous ces jeunes allemands qui ont servi dans les camps de concentration ou dans les centres d’assassinat des juifs. Il a été un petit élément de cette immense machine avec beaucoup d’autres" a expliqué sur France info Annette Wieviorka, historienne spécialiste de la Shoah et de l'histoire des Juifs au XX siècle, directrice de recherche émérite au CNRS. Elle est donc très réservée sur ce procès. "Je ne vois pas, pour ma part, qu’il y ait un intérêt historique et je me demande si l’intérêt moral est si grand à juger ces gens. C’est une justice tardive, sans témoin et avec une administration de la preuve très difficile".




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NOTE
(*) Auschwitz: The Nazis and 'The Final Solution', BBC 2005 :  Ep. 1/6 [en] - Ep. 2/6 [en] - Ep. 3/6 [en] - Ep. 3/6 [fr] -Ep. 4/6 [en] -Ep. 5/6 [en] -Ep. 6/6 [en] - Les liens sur les autres épisodes en vf sont les bienvenus.




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Commentaires

Merci Sk d'avoir traduit l'article de Der Spiegel. C'est important parce que Gröning témoigne.
Écrit par : plumeplume | 22/04/2015 |

J'aurais voulu en traduire plus, plumeplume, mais c'est un travail difficile, très prenant, qui devrait se faire dans un cadre officiel, ne serait-ce que pour les histoires de droits...
Écrit par : sk | 22/04/2015 |
c'est juste une parenthèse hors sujet , une vidéo de l'avocat de Serge Atlaoui condamné à la peine de mort en Indonésie
et je suis contre la peine de mort

https://vimeo.com/125602222
Écrit par : kulturam | 22/04/2015 |
 
oui c'est vrai c'est loin du sujet mais ...c'est aussi une forme de jugement et dans l'air du temps qui est de condamner les petits , les insignifiants et de laisser les gros poissons tranquilles (ici les trafiquants de drogue ) , rien ne change et Gröning a été quelque part une victime de l'Etat nazi , certains ont pu s'enfuir , ce qui n'était pas le cas de l'allemand ordinaire je suppose (à ce propos à lire le roman de Anna Funder "Tout ce que je suis" sur l'écrivain allemand Ernst Toller , opposant au régime nazi)

http://fr.wikipedia.org/wiki/Ernst_Toller

pour ce qui concerne le jugement de Gröning , c'est trop tard et trop loin et les réseaux sociaux n'en parlent pas ce qui est un signe, l'autre jour j'ai entendu à ce sujet que de nombreux allemands (plus ou moins impliqués) après la guerre étaient restés dans les administrations car il n'y avait personne d'autres pour faire fonctionner l'Etat
je suis d'accord avec Annette Wievorka
Écrit par : kulturam | 23/04/2015 |


Un procès est utile non tant pour la décision (verdict) que pour donner un caractère solennel au témoignage d'un des derniers témoins côté nazi.

Concernant la continuité de l'administration après la guerre, cela a été pareil en France, le cas de Maurice Papon est le plus emblématique.
Écrit par : nolats | 24/04/2015 |

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