jeudi 4 juin 2015

Brève philosophique

Je voudrais apporter une brève contribution à la discussion sur les notions de « réalité » et de « réel » (*).



Traditionnellement, la réalité désigne l'être en acte par opposition à l'être en puissance (Aristote). - Il semble que le concept de realitas ait été forgé au 13e Siècle par Duns Scotus, peut-être dans le cadre du débat entre « nominalistes » et « réalistes » (sur la « réalité », ou non, des idées). - Aux temps modernes, on peut l'associer à l'anglais « effectivity » (Berkeley) et à l'allemand « Wirklichkeit » (Hegel). - Au 20e Siècle, Freud opposera un « principe de réalité » et un « principe de plaisir ». 

Quant au « réel », il s'insère logiquement - comme moyen terme - dans la trilogie : « possible / réel / nécessaire ». C'est d'ailleurs en tant que négation du « possible » que Jacques Lacan a pu écrire : « Le réel, c'est l'impossible ». - Or, par opposition à la nécessité, le « réel » peut également être assimilé à la contingence. - Mais la théorie lacanienne inscrit ce mot dans une autre trilogie  - « réel, imaginaire, symbolique » - où il prend le sens d'un « innommable », impossible à symboliser au moyen du langage, du discours : il s'agirait donc de quelque chose d'inaccessible qui rappelle la « chose en soi », le noumène de Kant.

En admettant qu'il existe un discours « réaliste » qui permette de décrire – de « symboliser » - la  « réalité » du monde en termes compréhensibles - « acceptables » - pour tous, le caractère indicible – abyssal, incommensurable - du réel pur - non symbolisé car non symbolisable - pointe alors en effet une différence essentielle entre nos deux notions. Mais il faut préciser que cette pensée - issue de la psychanalyse - présuppose une autre différence : celle qui départage le conscient, accessible à la symbolisation du langage, et l'inconscient que nous ne pouvons connaître qu'à travers ses manifestations plus ou moins conscientes - « imaginaires » - dans le cadre d'une « phénoménologie de l'inconscient » (analyse des rêves, des analogies, des lapsus etc. etc.).

Dans cette différenciation, la « réalité » se situerait plutôt du côté conscient et collectif, quand le « réel » toucherait au côté inconscient et singulier de l'existence, l'un étant généralisable dans le discours et l'autre non. - À ce point, une nouvelle distinction serait à faire entre le discours comme « parole vide », et une « parole pleine » - comme elle se pratique en psychanalyse - qui tient compte de la dimension dont il est impossible de parler sans chercher à la combler, à la couvrir sans cesse de paroles absentes.

[ ... ]


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(*) c/o M. M. & Mme P.
 

Commentaires des blogueurs/gueuses de l'Obs


  • Merci SK pour votre intéressante contribution. Si j'en ai l'occasion, je reviendrai plus tard.
     

  • Cher sk, c'est du "haut vol", mais en rase motte (ne pouvant m'élever davantage dans cette discipline) je ne suis pas sûr de vous suivre dans la dernière étape de l'article, celle du rapprochement entre le "réel" et l'"inconscient", sinon en jouant sur les sens du terme" inconscient", et alors ce n'est pas du tout dans le sens de la psychanalyse évoquée juste avant, mais celui d'absent de la conscience parce qu'inconnaissable.
     

  • C'est moi qui opère ce rapprochement que l'on peut comprendre en ajoutant un terme intermédiaire : l'inconscient est le corps > le corps est le réel. - Mais la maison n'assure pas le SAV.
     

  • Compris.
     

  • SK

    Le problème pour moi, c'est ce deuil d'un langage "qui dise tout dans sa totalité", deuil auquel beaucoup renoncent ou qu'ils ne peuvent même pas imaginer. Je pense à Cyrulnik qui, tout scientifique qu'il soit, émet l'idée que tout discours court le risque du totalitarisme. D'où son intérêt pour d'autres tentatives d'approche du réel comme la poésie, la fiction et l'art en général.
    On retrouve la même idée chez Georg Steiner, notamment dans son étude de Heidegger. Lire surtout ce qu’il dit de la musique.

    D’où mon attirance pour ceux qui jouent avec le réel (au sens latin pour moi), prennent des chemins de traverse (Holzwege) et expriment plutôt le manque.
    A condition que l’on puisse parler de progrès en philosophie, ne vient-il pas de la reconnaissance à chaque fois de ce manque (au sens de manquer sa cible) après qu’on eût pourtant cru que ...

    A l'inverse je pense à cet adage :"Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement" qui se ramène souvent à un appel poujadiste au "bon sens" et qui, pris en ce sens, devient ouvertement totalitaire puisque celui qui y réfère se place d'autorité du côté du bon sens.

    D'où ces innombrables "Eh oui !", "C''est l'évidence", "force est de constater que ...", sans parler des "idiots utiles" ou de "ceux qui ne veulent pas voir". Une expression comme "déni de réalité" en dit plus sur celui qui l'utilise que sur celui à qui on en fait le reproche.
     

  • J'ai envie de remercier Benoît pour son remarquable commentaire. Pardon de juste préciser là, présentement, qu'il me fait juste du bien.
    ´

  • Attention toutefois à ne pas perdre de vue que la "clarté" du discours est une nécessité de la communication et de la pédagogie, le flouté ou l'abstrus ne sont captés que par les initiés du cénacle.
    La "fausse évidence" est d'une autre nature, c'est juste de la supercherie, mais il est vrai que certains qui l'énoncent ne s'en rendent pas compte, ce qui est évident à leurs yeux devient une certitude universelle.
     

  • Excellents échanges ! j'y reviendrait aussi..à ma modeste rase-rase moquette.."possible-réel-nécessaire"
    termes ambivalents et "volontaristes" qui s'emboitent les uns dans les autres au moyen d'une alchimie bizarre et forcément contingente..une manière de "réaliser" coute que coute une envie, qui devient besoin
    en passant par le crible du "réel".. j'aurais préféré démarrer par "l'impossible" et lui infliger quelques prélavages.. Je ne me placerais pas au niveau de la sémantique : les références et leur progression me manquent..mais je m'en nourrirais volontiers..

    Cependant, j'apprécie le com. de benoit sur cette mise en regard : langage-truismes (fort confortable
    parce que réducteur, utilitaire mais totalitaire, qui lasse très vite et ce supplément singulier, curieux et tellement intime," cette belle invitation à "aller plus loin" vers des espaces inconnus, que l'on appellera "art, poésie, musique ou encore expression corporelle" vécue comme offrandes ou cadeaux..(et réciproquement)..Soudain, l'on devient un bonne fréquentation..on entre dans la danse fut elle idéaliste
    Ainsi, "réalisme" et "réalité" ne seraient plus que battage en retraite, contentement de sa maigre pitance,
    d'autant que l'on pourrait s'interroger sur la nature de l'aune.."mais, mon vieux, faut être réaliste !"*
    c'est à dire : abandonne tout espoir de supplément d'âme, tout plaisir, toute couleur, tout rêve..remballe ta magie et redeviens esclave de l'orthodoxie..(dis deux notre père et trois je vous salue marie)

    * à cet égard, il suffit d'observer la tête des économistes distingués de la télé : des acètes, des cénobites
    Y en a même un qui se présentera "Les Républicains" aux Régionales en Languedoc Roussillon après
    avoir distribué ses pensum à C dans l'Air depuis des années !! (bin voyons)

    Pardon sk, vous aviez élevé le débat (forcément avec benoit et plume) et j'ai fait celui qui lève le doigt
    dans le fond de la classe pour perturber les premières tables !..j'amène ma sauce..et ma portion de frites.
     

  • "Mais, mon vieux, faut être réaliste !", souvent cette formule recouvre un sous-entendu: il faut être réaliste ...dans le sens des convictions du locuteur.
    Car en absolu, il faut évidemment tenir compte des réalités (au sens courant du terme), et certaines positions ou déclarations relèvent du "souhaitable" voire de de l'"idéal", mais pas du "possible" -par exemple diviser par 4 l'émission de gaz à effet de serre d'ici 2050 (les réduire de moitié serait déjà un grand miracle)-.
     

  • Oui nolats, mais d'un autre côté..ne négligeons pas que : Soyons concrets..Soyons utopistes !

    « Une utopie est un projet réalisable qui n’a pas encore été réalisé », T. Monod
     

  • Hubert, il faut certes être visionnaire et volontariste, mais méfions nous des "formules" qui relèvent parfois de l'incantation, car on ne rasera pas gratis demain.
     

  • D'une manière générale, la réalité recouvre l'ensemble des phénomènes appréhendés par les sens du sujet conscient : chez Kant, l'ensemble des phénomènes, les choses en soi ou noumènes en tant qu'essences étant inconnaissables.

    Deux mondes s'opposent : celui des sens (phénomènes) et celui des essences (noumènes).

    Au contraire de Kant, Platon estime qu'il faut au contraire dépasser la réalité sensible pour accéder au domaine épuré des Idées, des essences.


    Mais quid d'un névrosé ou d'un schizophrène : sa représentation sensible du monde vaut réalité pleine et entière pour lui au même titre qu'un être "normal".

    Pour sa part, Karl Popper a distingué 3 mondes dans le réel :

    1.le monde des objets physiques, sensibles, vivants ou non
    2.le monde des ressentis et des vécus, conscients et inconscients, des phantasmes, des illusions visuelles
    3.le monde des productions objectives de l'esprit humain (aussi bien des objets que des théories, des fictions, des rêves ou des œuvres d'art)
     

  • " Mais quid d'un névrosé ou d'un schizophrène : sa représentation sensible du monde vaut réalité pleine et entière pour lui au même titre qu'un être "normal". "

    C'est bien pour ça que le psychiatre Lacan a parlé de "réel". - Or, si ce terme correspond à quelque chose en clinique, il vaut également pour les personnes réputées normales.

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    J'en profite pour remercier tous les intervenants (et lecteurs) de leur passage...
     

  • "au contraire de Kant, Platon...", je pense qu'il faut inverser, car on peut considérer que le modèle de Platon a été rendu rendu caduque par les penseur ultérieurs, probablement même avant Kant (à confirmer par les "sachants" :-)
     

  • A mon avis, la notion de "réalité" n'est pas relative à un individu particulier, mais à ce qui apparait de manière générale à un observateur standard ...ainsi de la verdeur de l'herbe mais si elle échappe au daltonien :-)
     

  • @Nolats

    Disons que Platon (le fameux mythe de la caverne) pense que l'homme peut accéder à l'essence des choses, les choses "idéales", un peu comme si chaque chose avait, dans le monde des Idées, un archétype "noumène" déposé.

    Kant, au contraire, pense que seules les choses "sensibles", en tant que "phénomènes" nous sont données.


    Quant à la notion "d'observateur standard", elle est à manier avec précaution.


    Voir Lacan dont parle sk
     

  • Je voulais dire que sur cette question des "idées", Platon était, me semble-t-il, devenu dépassé, même avant Kant. Mais j'avance avec précaution dans ce domaine.
    J'ai utilisé le terme "observateur" parce qu'il est familier en science, peut-être faut-il un autre terme en philo.

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