mardi 25 février 2003

Nécro (2003)

Billet écrit le 25 février 2003

"Nécro"


- T’as entendu ? il est mort !
- Qui ça ?
- Blanchot.
- Connais pas...
- Quoi? tu connais pas? t’as pas lu L’Arrêt de Mort ?

Etc. Un dialogue de nécrophiles. De préférence sur une tombe du Père Lachaise...

- T’as vu, on est sur Balzac !
 - ...?!?

Puis nos deux nécrophiles se retrouvent dans une brasserie devant leurs bières, et le dialogue se poursuit:

 - ...Alors, ils m’ont collé la nécro de Blanchot...!
- C’est qui ça...?
- Je viens de t’en parler, sur Balzac...

Mais prenons plutôt deux critiques littéraires pour poursuivre ce dialogue. Ils se vouvoient. C’est l’usage. Cherchez la femme...

- ...La nécro de Blanchot...? Vous l’avez connu...?
 - Très peu... Et je l’ai très peu lu, surtout...
- Alors comment vous allez faire...?

 - J’ai demandé à un camarade...

Deux cigarettes plus tard:

- C’est dur de mourir...
À quatre-vingt-quinze piges ?
-  À propos de piges, je voulais vous demander : Jean-Pierre Miquel, vous l’avez bien connu...?



Mais voilà que la ligne téléphonique du camarade est en dérangement. Pas de nécro sur Blanchot, donc. Alors notre pigiste ouvre le Monde du 25 février à la page 26 pour y lire:

"L’écrivain qui écrit une œuvre se supprime dans cette œuvre, et il s’affirme en elle. S’il l’a écrite pour se défaire de soi, il se trouve que cette œuvre l’engage et le rappelle à lui, et s’il l’écrit pour se manifester et vivre en elle, il voit que ce qu’il a fait n’est rien, que la plus grande œuvre ne vaut pas l’acte le plus insignifiant, et qu’elle le condamne à une existence qui n’est pas la sienne et à une vie qui n’est pas sa vie. Ou encore, il a écrit parce qu’il a entendu, au fond du langage, ce travail de la mort qui prépare les êtres à la vérité de leur nom : il a travaillé pour ce néant et il a été lui-même un néant au travail. Mais à réaliser le vide, on a créé une œuvre, et l’œuvre née de la fidélité à la mort n’est finalement plus capable de mourir et, à celui qui a voulu se préparer une mort sans histoire, elle n’apporte que la dérision de l’immortalité."

De la haute voltige : il n’y a pas lieu d’y superposer un autre discours,  et nécrophilosophique, de surcroît... on est condamné à lire, et à se taire...

Maurice Blanchot. Mort à quatre-vingt-quinze ans. Refusant toute photo publiée. Et les passages à la télé, bien sûr. Comme Cioran. Ou Beckett. Une première phase de pamphlétaire dans la presse d’extrême-droite. Puis le virage à 180° : engagement dans la Résistance. Amitié avec Lévinas et Antelme, le survivant des camps de l’horreur, l’auteur de l’Espèce Humaine. Contre la guerre d’Algérie. Le parcours inverse de certaines plumes, qui ont commencé dans la contestation ’68 pour finir dans la petite-bourgeoisie unico-pensante  ’03. - Que s’est-il donc passé? Heureusement, un vieil exemplaire de L’espace littéraire traîne dans un coin: 

 "Si le monde juge Orphée, l’œuvre ne le juge pas, n’éclaire pas ses fautes. L’œuvre ne dit rien. Et tout se passe comme si, en désobéissant à la loi, en regardant Eurydice, Orphée n’avait fait qu’obéir à l’exigence profonde de l’œuvre, comme si, par ce mouvement inspiré, il avait bien ravi aux Enfers l’ombre obscure, l’avait, à son insu, ramenée dans le grand  jour de l’œuvre."

 Une ouverture, donc? Mais également une perte, non? Car Blanchot ne serait-il pas d’accord pour dire que le poète préfère savoir Eurydice dans son lit plutôt qu’aux enfers. A moins que... Il ne serait peut-être pas d’accord, Blanchot, hein? Voyons ça: "Regarder Eurydice, sans souci du chant, dans l’impatience et l’imprudence du désir qui oublie la loi, c’est cela même, l’inspiration." - Sur cette phrase, le téléphone sonne:

- Bernard Loiseau! tu peux pas nous dépanner d’une nécro?
- J’suis sur Alberto Sordi, là...
- Ah? il est mort, lui aussi?

Ainsi, on glisse imperceptiblement vers une œuvre de pompes funèbres, ou, plus crûment, on croûte sur le dos des morts, ce qui, pour Bernard Loiseau, est le cas de le dire...

Cependant, il faut lire Blanchot, comme le jeune poète dévore Rilke ou Rimbaud. C’est une sorte de condamnation. Le minimum syndical pour un scribouillard, en ce qui concerne la nourriture spirituelle. Et une façon de prendre perpette, en attendant de passer, à son tour, le fleuve de l’Oubli.


Épilogue
(14 mars 2003)


Comme ce matin sur le site Internet du Monde (premier sur la nécro), on bouscule le programme du journal  de 13:00 sur France Inter pour annoncer la mort de Jean-Luc Lagardère, l’une des plus importantes figures du patronat français, à la tête notamment du groupe d’édition Hachette, qui comprend Fayard, Stock, Pauvert, Grasset… Comme de coutume, on appelle ceux qui l’ont bien connu pour improviser un hommage en direct au téléphone : un premier intime ouvre le feu, dit qu’il "aimait les hommes", parle d’un "entraîneur", d’un "gagneur" (et on ne peut s’empêcher de se penser aux flops du Matra Racing en football ou de La Cinq en télévision). Jusque là rien d’exceptionnel : quand la mort frappe, les corbeaux croassent (et les pigeons roucoulent)... Puis le démenti de la famille tombe : non non, arrêtez ça, il n’est pas mort, Lagardère, il se trouve dans un état critique à l’hôpital parisien de Lariboisière : réanimation, assistance respiratoire... ! - J’imagine la parade des chroniqueurs annoncés, qui font le pied de grue dans la salle d’attente : on n’a rien vu de tel depuis la résurrection de Jean-Pierre Chevènement... - À 18:00 sur Europe 1, Guillaume Durand adopte un ton de circonstance pour rendre compte des annonces et démentis de la mort de son employeur,  en précisant que certains hommages ont déjà été rendus...  Ne dit-on pas dans le métier que ces choses-là ne mangent pas de pain...? - Et à 21:00, sur la laconique France-Info, on parle d’un état très critique, sans perdre un mot sur les divers revers nécrologiques de la scène médiatique, avant de mentionner, d’un air de rien, le décès de...  la veuve de Tino Rossi... ! Décidément, le ridicule ne tue pas... ! Et je pense aux téléphones des pigistes qui résonnent à nouveau :

       - T’as le temps, coco... c’est un coriace...

Malgré ce sursis, qui lui a valu l’ultime privilège de mener les médias par le bout du nez au seuil du trépas, "la nouvelle est tombée en fin de soirée : Jean-Luc Lagardère s’éteint peu avant 23:00 à l’hôpital Lariboisière". Demain, on se fendra d’hommages fouillés, qui ne l’enterreront sans doute pas aussi vite.

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