vendredi 23 mars 2012

Débriefing

 NB. - Cet article conclut celui d'hier : Dénouement (22 mars 2012)

"Une atmosphère chaude pour un début de printemps", rappelle le météorologue de Radio France. Finis les directs hypnotiques, place à la réflexion. Que s'est-il donc passé ?

J'imagine une pile de vieux journaux où sont consignés tous ces événements qui ont fait la Une à travers le temps. Plus personne ne les lit. A la campagne, on s'en sert pour allumer le feu. Le poissonnier les utilise pour envelopper sa marchandise. 

A peine ses "feux" éteints, "l'actualité" est frappée d'une prodigieuse obsolescence. Cela ne tient pas seulement à la lassitude que l'on peut éprouver après un matraquage dans les règles de l'art, mais aussi - pardon ! - à toutes les conneries que l'on peut entendre dans "le feu de l'action". Ainsi, les commentateurs - experts, journalistes, politiciens - ont intérêt à ce que le public oublie rapidement les plus consternants de leurs propos.

Je pense à une affaire qui a récemment bouleversé l'Allemagne. Entre 2000 et 2006, un commando de trois personnes - deux hommes et une femme nés entre 1973 et 1977 - ont abattu neuf commerçants, huit Turcs et un Grec, en utilisant toujours la même arme (Česká CZ 83, calibre 7,65 mm Browning). Les victimes de cette série d'assassinats étaient un fleuriste, un tailleur, deux marchands de légumes, deux restaurateurs rapides (kébabs), les tenanciers d'un Internet-café, d'une boutique de clefs-minute et d'un kiosque. Il fallait attendre novembre 2011 - soit plus de cinq ans après la dernière exécution - pour que le suicide des deux hommes et l'arrestation de la femme lève le voile sur le mystère de ces meurtres en série : il s'agissait d'une "cellule national-socialiste" ("Nationalsozialistischer Untergrund") basée à Iéna puis à Zwickau, deux villes de Thuringe en Allemagne centrale (ex-RDA).

Dans le contexte de la tuerie de Toulouse et Montauban, plusieurs raisons me poussent à mentionner cette affaire, dont les détails et l'énorme résonance médiatique n'ont pas vraiment franchi le Rhin. La première tient à la formidable méprise des enquêteurs et des médias allemands. Un temps, on affubla ces assassinats "mystérieux" du nom affligeant de "Meurtres au Kébab" ("Döner-Morde"), en spéculant qu'il s'agissait de règlements de comptes entre commerçants ou d'exécutions mafieuses liées à des problèmes de territoire. C'est ce qui aura permis aux trois assassins d'opérer en toute impunité, puis de disparaître pendant cinq ans sans être inquiétés le moins du monde.

A Toulouse, c'est l'exact contraire : l'amok, la "tuerie en masse" d'un homme isolé a été transformée en opération terroriste, et d'ailleurs la "revendication" par certains "inspecteurs des travaux finis" ne s'est pas faite attendre. Le vrai problème - et le point commun entre deux affaires aussi différentes - réside dans un formidable mélange des genres qui ne peut que déboussoler les enquêteurs. Car la question se pose en effet : S'agit-il de "crimes de droit commun" ou d'"attentats terroristes" réclamant des investigations d'une toute autre nature ?


Les auteurs des deux actions meurtrières étaient certainement endoctrinés, comme l'attestent les "rationalisations" fournies après coup, et pas seulement par eux-mêmes, mais il s'agissait surtout de tueurs en série et en masse, s'il est permis de réunir ici ces deux catégories soigneusement distingués par les criminologues.

Car, dans les deux cas, ce n'est pas tant la distinction académique entre "tueur en série" et "tueur en masse" mais la différence réelle entre ces actions - ou celles de Columbine High, de Virginia Tech et d'Oslo, déjà mentionnés - et le "terrorisme professionnel" qu'il s'agit de creuser.

Les "tueurs en série" allemands prétendaient combattre pour l'idéologie néonazie comme le "tueur en masse" toulousain pouvait se réclamer de la cause palestinienne, ou que sais-je encore. Dans les deux cas - c'est en tout cas mon hypothèse - ces "revendications" sont des "motivations secondaires", et j'ai avancé le phénomène de "désocialisation" comme motif principal de ces comportements meurtriers et, en définitive, totalement "asociaux".

Aucun idéologue néonazi ne va approuver officiellement ou justifier l'exécution froide et déterminée de neuf immigrés en Allemagne, une telle action ne pouvant que jeter le discrédit sur un mouvement qui chercherait par ailleurs à gagner une "respectabilité politique". Il en est de même pour la cause palestinienne que l'assassinat brutal de trois petits enfants - fussent-ils "juifs" - n'arrange en rien.

On doit en conclure que les revendications mises en avant par ces auteurs "autistes" - qu'ils agissent "en série" ou "en masse" - sont des paravents servant à masquer dans leur propre "conscience morale" - et donc à "autoriser" - les horreurs commises.

Bien sûr, je ne veux pas donner dans le mélange des genres à mon tour. Les affaires allemande et française sont très différentes. Mais dans les deux cas, les enquêteurs étaient déboussolés. Et, dans les deux cas, les criminels avaient utilisé une seule et même arme. Le tueur toulousain a été pris parce qu'il s'est attaqué à une école confessionnelle. Mais on est en droit d'imaginer qu'il aurait pu continuer ses assassinats, puisque les exécutions des militaires n'ont pas permis de l'arrêter. Je rappelle que la "piste néonazie" avait été envisagée un temps et que cette "porte" n'était pas définitivement fermée lors de l'attentat sur les scolaires.

Le tueur toulousain était dans le collimateur des Renseignements. Les tueurs allemands l'étaient également. Dans les deux cas, les services n'ont pas pu empêcher les pertes de vies humaines, neuf en Allemagne, sept en France. Et dans les deux cas, le choix des cibles s'est fait en fonction de leurs origines, ce qui permet de relever un autre lien entre ces crimes : le "racisme".

Mais, si je reprends mon argumentation sur la "désocialisation" de ces "individus", qui pourrait constituer un motif fondamental pour leurs parcours meurtriers, avec toute la "viscéralité", la rancune, le désir de vengeance qu'une telle situation d'exclusion peut engendrer, la nature "raciste" de leurs crimes ne peut que renforcer mon hypothèse. En effet, j'avais signalé un "déplacement" essentiel qui m'a permis de parler de "motivation secondaire" pour les "revendications" des auteurs, qui font figure de "rationalisation", motivant l'horreur aux yeux du monde mais surtout face à ce qui leur reste de "conscience morale".  Que cette instance traditionnelle, qui représente la société - autrui, un collectif - au sein de la conscience individuelle, soit réduite à une minuscule peau de chagrin, cela ne fait que mesurer le degré de désocialisation ou d'asocialité de ces auteurs que j'appelle des "autistes" parce qu'ils vivent dans un "monde sans autre".

Qu'il soit permis d'élargir le débat : le racisme - courant dans tous les pays du monde - est un sentiment viscéral et totalement irrationnel, mais constamment "rationalisé". Or, il est absolument impossible de convaincre un raciste que les théories sur lesquelles se fondent ses "convictions" sont fausses. Comme il est impossible de convaincre quiconque fonctionnant sur le mode de la "rationalisation" qu'il pourrait être dans l'erreur, car le caractère viscéral de son ressenti négatif, de ses rancunes et désirs de revanche, échappe par définition à toute argumentation logique.

Dans ce contexte, citons une définition de l'encyclopédie Wikipédia : La désignation d'un bouc émissaire est un comportement observé dans plusieurs sociétés : un groupe choisit une personne qui est ensuite ostracisée ou doit endosser à titre individuel une responsabilité collective.

On peut tout à fait transposer ce phénomène sur le plan collectif où une communauté de gens - une religion, une ethnie, un peuple - peut fonctionner comme "bouc émissaire". Et, dans le cas des tueurs autistes, on peut inverser la définition citée : des personnes "ostracisées" - exclues, bannies, désocialisées - choisissent un "groupe de personnes" comme bouc émissaire, qui endosse alors à titre collectif la responsabilité pour une exclusion, une désocialisation individuelle.

En guise de conclusion provisoire : ces "errances meurtrières" ne peuvent être assimilées au "terrorisme professionnel" et requièrent des méthodes d'investigation spécifiques ; mais il faut surtout que nos sociétés évoluent, en commencent par réfléchir (sur) les mécanismes et les méfaits de la désocialisation, d'un individualisme forcené qui confine à l'autisme, à un monde sans autre.

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