Voici un texte de Jean-Paul Sartre [conclusion de la préface aux Damnés de la Terre de Frantz Fanon, Paris Maspéro, 1961] qui montre en ce Cinquantenaire que d'autres perspectives - certes très minoritaires - pouvaient exister dans la France ("métropole") de l'époque, une réalité plutôt occultée dans les différents "exercices commémoratifs" des médias français :
Vous savez bien que nous sommes des exploiteurs. Vous savez bien que nous avons pris l'or et les métaux puis le pétrole des « continents neufs » et que nous les avons ramenés dans les vieilles métropoles. Non sans d'excellents résultats : des palais, des cathédrales, des capitales industrielles; et puis quand la crise menaçait, les marchés coloniaux étaient là pour l'amortir ou la détourner. L'Europe, gavée de richesses, accorda de jure l'humanité à tous ses habitants: un homme, chez nous, ça veut dire un complice puisque nous avons tous profité de l'exploitation coloniale. Ce continent gras et blême finit par donner dans ce que Fanon nomme justement le « narcissisme ». Cocteau s'agaçait de Paris « cette ville qui parle tout le temps d'elle-même ». Et l'Europe, que fait-elle d'autre ? Et ce monstre sureuropéen, l'Amérique du Nord ? Quel bavardage: liberté, égalité, fraternité, amour, honneur, patrie, que sais-je ? Cela ne nous empêchait pas de tenir en même temps des discours racistes, sale nègre, sale juif, sale raton. De bons esprits, libéraux et tendres - des néo-colonialistes, en somme - se prétendaient choqués par cette inconséquence; erreur ou mauvaise foi: rien de plus conséquent, chez nous, qu'un humanisme raciste puisque l'Européen n'a pu se faire homme qu'en fabriquant des esclaves et des monstres. Tant qu'il y eut un indigénat, cette imposture ne fut pas démasquée; on trouvait dans le genre humain une abstraite postulation d'universalité qui servait à couvrir des pratiques plus réalistes : il y avait, de l'autre côté des mers, une race de sous-hommes qui, grâce à nous, dans mille ans peut-être, accéderait à notre état. Bref on confondait le genre avec l'élite. Aujourd'hui l'indigène révèle sa vérité ; du coup, notre club si fermé révèle sa faiblesse: ce n'était ni plus ni moins qu'une minorité. Il y a pis: puisque les autres se font hommes contre nous, il apparaît que nous sommes les ennemis du genre humain; l'élite révèle sa vraie nature: un gang. Nos chères valeurs perdent leurs ailes; à les regarder de près, on n'en trouvera pas une qui ne soit tachée de sang. S'il vous faut un exemple, rappelez-vous ces grands mots: que c'est généreux, la France. Généreux, nous ? Et Sétif ? Et ces huit années de guerre féroce qui ont coûté la vie à plus d'un million d'Algériens ? Et la gégène. Mais comprenez bien qu'on ne nous reproche pas d'avoir trahi je ne sais quelle mission: pour la bonne raison que nous n'en avions aucune. C'est la générosité même qui est en cause ; ce beau mot chantant n'a qu'un sens : statut octroyé. Pour les hommes d'en face, neufs et délivrés, personne n'a le pouvoir ni le privilège de rien donner à personne. Chacun a tous les droits. Sur tous ; et notre espèce, lorsqu'un jour elle se sera faite , ne se définira pas comme la somme des habitants du globe mais comme l'unité infinie de leurs réciprocités. Je m'arrête ; vous finirez le travail sans peine ; il suffit de regarder en face, pour la première et pour la dernière fois, nos aristocratiques vertus : elles crèvent ; comment survivraient-elles à l'aristocratie de sous-hommes qui les a engendrées. Il y a quelques années, un commentateur bourgeois - et colonialiste - pour défendre l'Occident n'a trouvé que ceci : « Nous ne sommes pas des anges. Mais nous, du moins, nous avons des remords ». Quel aveu ! Autrefois notre continent avait d'autres flotteurs : le Parthénon, Chartres, les Droits de l'Homme, la svastika. On sait à présent ce qu'ils valent: et l'on ne prétend plus nous sauver du naufrage que par le sentiment très chrétien de notre culpabilité. C'est la fin, comme vous voyez : l'Europe fait eau de toute part. Que s'est-il donc passé ? Ceci, tout simplement, que nous étions les sujets de l'histoire et que nous en sommes à présent les objets. Le rapport des forces s'est renversé, la décolonisation est en cours; tout ce que nos mercenaires peuvent tenter c'est d'en retarder l'achèvement.
Encore faut-il que les vieilles « Métropoles » y mettent le paquet, qu'elles engagent dans une bataille d'avance perdue toutes leurs forces. Cette vieille brutalité coloniale qui a fait la gloire douteuse des Bugeaud, nous la retrouvons, à la fin de l'aventure, décuplée, insuffisante. On envoie le contingent en Algérie, il s'y maintient depuis sept ans sans résultat. La violence a changé de sens; victorieux nous l'exercions sans qu'elle parût nous altérer : elle décomposait les autres et nous, les hommes, notre humanisme restait intact; unis par le profit, les métropolitains baptisaient fraternité, amour, la communauté de leurs crimes; aujourd'hui la même, partout bloquée, revient sur nous à travers nos soldats, s'intériorise et nous possède. L'involution commence : le colonisé se recompose et nous, ultras et libéraux, colons et «métropolitains» nous nous décomposons. Déjà la rage et la peur sont nues : elles se montrent à découvert dans les « ratonnades » d'Alger. Où sont les sauvages, à présent ? Où est la barbarie ? Rien ne manque pas même le tam-tam : les klaxons rythment « Algérie Française » pendant que les Européens font brûler vifs des Musulmans. Il n'y a pas si longtemps, Fanon le rappelle, des psychiatres en Congrès s'affligeaient de la criminalité indigène : ces gens-là s'entretuent, disaient-ils, cela n'est pas normal; le cortex de l'Algérien doit être sous-développé. En Afrique centrale d'autres ont établi que « l'Africain utilise très peu ses lobes frontaux ». Ces savants auraient intérêt aujourd'hui à poursuivre leur enquête en Europe et particulièrement chez les Français. Car nous aussi, depuis quelques années, nous devons être atteints de paresse frontale : les Patriotes assassinent un peu leurs compatriotes ; en cas d'absence, ils font sauter leur concierge et leur maison. Ce n'est qu'un début : la guerre civile est prévue pour l'automne ou pour le prochain printemps. Nos lobes pourtant semblent en parfait état : ne serait-ce pas plutôt que, faute de pouvoir écraser l'indigène, la violence revient sur soi, s'accumule au fond de nous et cherche une issue ? L'union du peuple algérien produit la désunion du peuple français : sur tout le territoire de l'ex-métropole, les tribus dansent et se préparent au combat. La terreur a quitté l'Afrique pour s'installer ici : car il y a des furieux tout bonnement, qui veulent nous faire payer de notre sang la honte d'avoir été battus par l'indigène et puis il y a les autres, tous les autres, aussi coupables - après Bizerte, après les lynchages de septembre, qui donc est descendu dans la rue pour dire : assez ? - mais plus rassis : les libéraux, les durs de durs de la Gauche molle. En eux aussi la fièvre monte. Et la hargne. Mais quelle frousse ! Ils se masquent leur rage par des mythes, par des rites compliqués ; pour retarder le règlement de compte final et l'heure de la vérité, ils ont mis à notre tête un Grand Sorcier dont l'office est de nous maintenir à tout prix dans l'obscurité. Rien n'y fait; proclamée par les uns, refoulée par les autres, la violence tourne en rond : un jour elle explose à Metz, le lendemain à Bordeaux ; elle a passé par ici, elle passera par là, c'est le jeu du furet. A notre tour, pas à pas, nous faisons le chemin qui mène à l'indigénat. Mais pour devenir indigènes tout à fait, il faudrait que notre sol fût occupé par les anciens colonisés et que nous crevions de faim. Ce ne sera pas : non, c'est le colonialisme déchu qui nous possède, c'est lui qui nous chevauchera bientôt, gâteux et superbe ; le voilà, notre zar, notre loa. Et vous vous persuaderez en lisant le dernier chapitre de Fanon, qu'il vaut mieux être un indigène au pire moment de la misère qu'un ci-devant colon. Il n'est pas bon qu'un fonctionnaire de la police soit obligé de torturer dix heures par jour : à ce train-là, ses nerfs vont craquer à moins qu'on n'interdise aux bourreaux, dans leur pro pre intérêt, de faire des heures supplémentaires. Quand on veut protéger par la rigueur des lois le moral de la Nation et de l'Armée, il n'est pas bon que celle-ci démoralise systématiquement celle-là. Ni qu'un pays de tradition républicaine confie, par centaines de milliers, ses jeunes gens à des officiers putschistes. Il n'est pas bon, mes compatriotes, vous qui connaissez tous les crimes commis en notre nom, il n'est vraiment pas bon que vous n'en souffliez mot à personne pas même à votre âme par crainte d'avoir à vous juger. Au début vous ignoriez, je veux le croire, ensuite vous avez douté à présent vous savez mais vous vous taisez toujours. Huit ans de silence, ça dégrade. Et vainement : aujourd'hui, l'aveuglant soleil de la torture est au zénith, il éclaire tout le pays; sous cette lumière, il n'y a plus un rire qui sonne juste, plus un visage qui ne se farde pour masquer la colère ou la peur, plus un acte qui ne trahisse nos dégoûts et nos complicités. Il suffit aujourd'hui que deux Français se rencontrent pour qu'il y ait un cadavre entre eux. Et quand je dis : un... La France, autrefois, c'était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961, le nom d'une névrose.
Guérirons-nous ? Oui. La violence, comme la lance d'Achille, peut cicatriser les blessures qu'elle a faites. Aujourd'hui, nous sommes enchaînés, humiliés, malades de peur : au plus bas. Heureusement cela ne suffit pas encore à l'aristocratie colonialiste : elle ne peut accomplir sa mission retardatrice en Algérie qu'elle n'ait achevé d'abord de coloniser les Français. Nous reculons chaque jour devant la bagarre mais soyez sûrs que nous ne l'éviterons pas : ils en ont besoin, les tueurs; ils vont nous voler dans les plumes et taper dans le tas. Ainsi finira le temps des sorciers et des fétiches : il faudra vous battre ou pourrir dans les camps. C'est le dernier moment de la dialectique : vous condamnez cette guerre mais n'osez pas encore vous déclarer solidaires des combattants algériens ; n'ayez crainte, comptez sur les colons et sur les mercenaires : ils vous feront sauter le pas. Peut-être, alors, le dos au mur, débriderez vous enfin cette violence nouvelle que suscitent en vous de vieux forfaits recuits. Mais ceci, comme on dit, est une autre histoire. Celle de l'homme. Le temps s'approche, j'en suis sûr, où nous nous joindrons à ceux qui la font.
Jean Paul Sartre, septembre 1961, le texte intégral de cette préface aux Damnés de la Terre se trouve sur le site algeria-watch où l'on trouvera également des extraits du livre de Fanon et un fil d'actualité très fourni sur l'Algérie.
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