samedi 10 mars 2012

Apolitisation

Henri Maler du site Acrimed (critique des médias) relève cette incroyable prestation d'un de ceux que j'appellerais bien volontiers nos "abrutisseurs". Ici, ce serait plutôt une abrutisseuse puisqu'il s'agit de la journaliste faussement impertinente Ariane Massenet. - L'article de Maler commence ainsi :
Le 8 mars 2012, « Le Grand Journal » de Canal Plus, toujours à l’affût d’une idée « originale », avait choisi d’inviter (pour symboliser la place seconde réservée aux femmes ?), deux porte-paroles de candidats masculin à l’élection présidentielle : Nathalie Kosciusko-Morizet (porte-parole de Nicolas Sarkozy) et Najat Vallaud-Belkacem (porte-parole de François Hollande). Si les premières minutes de l’émission furent, superficiellement, consacrées à des questions sur la condition des femmes, il devait revenir à Ariane Massenet de pulvériser toute tentation féministe, en réduisant ses interlocutrices en observatrices de la « féminité » de leurs champions. La féminité selon Ariane Massenet se résume aux poncifs les plus niais sur l’éternel féminin.
Le problème n'est pas seulement le détournement - le prétexte - de la Journée de la Femme pour poser des questions sur les deux principaux candidats - hommes - de cette élection présidentielle que les deux femmes sont venues représenter sur le plateau de cette émission d'"info-divertissement" (infotainment, comme disent les Américains) ;  ce qui est plus grave, c'est le remplissage du temps d'antenne de ces femmes politiques - et du temps d'écoute des électeurs - avec une stupidité monstrueuse. Voici un échantillon des questions posées par Mme Massenet et relevées par Henri Maler:
- Ariane Massenet : « Oui, alors journée de la femme oblige. Moi j’aimerais connaître la part de féminité, s’il y en a une, de chacun de vos candidats respectifs. D’abord une question basique : est-ce qu’ils sont galants ? […]
- Ariane Massenet : « Chose très pratique, euh, ils vont chez le coiffeur régulièrement ? » Les deux porte-paroles ont l’air interloquées :
- Nathalie Kosciusko-Morizet : « Bah écoutez, moi je ne m’en occupe pas enfin ce n’est pas ma partie du tout ».
- Najat Vallaud-Belkacem : « Voilà, c’est ça, c’est pas compris dans la fiche de poste de porte-parole.
  […]
- Ariane Massenet : « Très bien. Est-ce que... alors je crois que Nicolas Sarkozy boit du Coca Light... euh du Coca Zero, pardon [...] et Hollande du Coca Light... »  […]
- Ariane Massenet : « Une dernière question sur le poids. [Rires sur le plateau] Est-ce qu’ils font attention à leur poids ? On a dit que François Hollande avait repris un peu de poids. »
- Nathalie Kosciusko-Morizet : « Non mais nous avons aussi un cerveau ! Je veux dire, je parle pour nous deux, là [Najat Vallaud-Belkacem hoche la tête en signe d’approbation], nous pouvons parler aussi du contenu des propositions de nos candidats, pas seulement de leur famille, de leur coupe de vêtement, enfin...

- Michel Denisot : « C’était tout. Le Zapping. »
Étonnant, non ? - Rageant, surtout : nous sommes dans une situation désastreuse, tant au niveau mondial (pauvreté planétaire, destruction de la nature, globalisation ultralibérale) qu'au niveau européen et national ("crise de la dette", abolition de l’État social, absence d'une Europe politique) et voilà qu'une "journaliste" - qui n'est ici qu'un exemple du nombre impressionnant d'abrutisseurs officiant sur toutes les chaînes du monde - vient remplir le temps d'antenne dévolu en principe à l'évocation de ce genre de sujets "graves" avec ses tentatives de ridiculisation, de guignolisation, de personnalisation de la vie politique. Et nous pourrons lire, avec les chiffres des abstentions aux prochaines élections, le succès de cette entreprise de dépolitisation dont Mme Massenet n'est qu'un rouage inconscient.

Mais à qui profite donc le crime ? - Car il ne s'agit pas seulement de "détendre" les "cerveaux" des téléspectateurs afin d'obtenir du "cerveau humain disponible" pour les écrans publicitaires, comme l'avait si bien formulé Patrick Le Lay, le chef de TF1 en 2004 ; cette opération d'abrutissement a également d'autres effets : ces "esprits émoussés" n'analysent, ne critiquent plus rien ; à force de personnalisation, de "peoplization" (célébrités du show business et du sport, de la vie économique et politique), le "téléspectateur" y perd sa propre personnalité, et toutes ces vies réussies ("success stories") raturent la sienne ; devant ces existences toutes virtuelles, la vie réelle perd de sa saveur, de son sens : elle ne vaut plus la peine que l'on s'y intéresse, que l'on y travaille. Nos "cerveaux détendus", préparés par M. Le Lay et al., sont des cerveaux dépressifs, des cerveaux d'automates qui "somnambulent" dans les rayons des supermarchés pour effectuer l'un des seuls actes que l'on attend encore de nous  : l'acte d'achat. - Mais le crime profite surtout à l'entreprise planétaire de maintien du status quo : après la barbarie déshumanisée du fascisme, l'échec humain, politique et idéologique du "communisme", on nous fait croire qu'il n'y aurait plus qu'un seul système possible : celui dans lequel nous subsistons tant bien que mal. Et, dans leur tâche quotidienne d' "apolitisation", les abrutisseurs contribuent à fabriquer cette acceptation-là, cette résignation à une existence terne que l'on tente de faire oublier avec la pacotille appelée les "nouveaux moyens de communication" qui, en vérité, interdisent progressivement tout contact réel, toute vie sociale. - Puis, avec l'acte d'achat et bien sûr l'acte de travail, que nous effectuons dans des conditions toujours plus précaires, nos cerveaux "préparés" par les abrutisseurs doivent également "faire leur devoir de citoyen" : plébisciter notre propre misère !

PS. - En 1996, le sociologue Pierre Bourdieu avait livré une analyse pertinente du médium télévision que l'on peut retrouver sur philochat.

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