lundi 28 octobre 2019

Thuringe 2019



– 28 octobre 2019 –


Après avoir suivi en 2014 l'élection surprenante d'un ministre-président du Parti de Gauche en Allemagne, je me suis intéressé à cette Landtagswahl 2019 en Thuringe, qui confirme Bodo Ramelow aux affaires avec 31% des voix, mais les mauvais scores du SPD et des Verts (Die Grünen) privent la coalition rouge-rouge-vert sortante de majorité au parlement. Deuxième avec 23,4% des suffrages (résultat définitif), l'AfD double son score par rapport à 2014 et relègue la CDU de Mike Mohring de la première à la troisième place. Puisque personne, a priori, ne veut pactiser avec l'Alternative de Björn Höcke, seules deux coalitions seraient majoritaires au parlement de l’État Libre de Thuringe :
  • Die Linke / SPD / Die Grünen / FDP 
  • Die Linke / CDU
Si la première représente un grand écart entre les libéraux du FDP – qui ont déjà formé des coalitions avec le SPD et les Verts – et le parti de gauche en principe "anti-libéral", la seconde alliance tout aussi "contre-nature" est plus remarquable encore car – trente ans après la chute du mur – elle enjambe symboliquement l'abîme séparant les deux Allemagne en 1990, la RDA passant alors sans transition du SED de Honecker et Krenz à la CDU de Helmut Kohl. Or, après vingt-quatre ans de règne – soit sans partage soit en coalition avec le SPD (1) –, la CDU est remplacée en 2014 – à nouveau sans transition – par la Linke de Bodo Ramelow qui après une première législature confirme sa position dominante ce 27 octobre 2019, ce qui en soi est déjà assez exceptionnel. Mais aux dernières nouvelles, cette coalition Die Linke / CDU, qui serait une autre première absolue en RFA, est déjà refusée catégoriquement par la direction de la CDU, même si Mike Mohring n'a pas encore annulé son rendez-vous informel avec Bodo Ramelow...


Comme de bien entendu, les gros titres concernent en priorité le sulfureux Björn Höcke, qui représente l'aile droite du parti ("Der Flügel"), proche du NPD néo-nazi (2). Suivant une tendance très à la mode, le susceptible leader régional de l'AfD aime se styliser en victime des médias, interrompant par exemple une interview de la ZDF en proférant des menaces (3) ou se plaignant de "mobbing systématique" par les journalistes (cf. note 2). Dans ce contexte, on pense forcément à la Lügenpresse ("presse mensongère"), cette expression polémique scandée sans cesse dans les défilés du mouvement Pegida, ou aux diatribes à répétition de l'actuel Président américain contre les "Fake News Media".

Mais l'un des points importants de cette élection – somme toute mineure avec 1,73 millions d'inscrits sur environ 61,5 millions au niveau national (ou "fédéral", bundesweit, en allemand) – est la question des coalitions entre les extrêmes et les partis dits "parlementaires" – les "bürgerliche" ou "Volksparteien" (partis "bourgeois" ou "populaires") traditionnels – que sont l'union chrétienne-démocrate (CDU / CSU), les sociaux-démocrates (SPD), les libéraux (FDP) et, depuis peu, également les verts allemands (Die Grünen) plutôt ancrés à gauche. Dans ce contexte, la Thuringe fait en effet figure de laboratoire politique avec deux premières en 2014: l'accession au poste de ministre-président d'un politicien réputé d'extrême-gauche et une coalition inédite Die Linke / SPD / Die Grünen.

Il va de soi que la même question se pose du côté de l'extrême-droite qui ne peut en principe compter que sur une coalition avec la droite parlementaire pour accéder, un jour, au pouvoir (4). Il semble d'ailleurs que le "non" de la CDU à une telle coalition avec l'AfD soit devenu moins catégorique ces derniers temps, mais comme actuellement cette alliance ne dispose pas d'une majorité au parlement thuringeois, les discussions sérieuses sont remises à plus tard.

Cette élection nous apprend aussi que le "centre" a tendance à perdre des voix au profit des extrêmes. En effet, l'AfD et Die Linke totalisent ensemble plus de 54% des suffrages exprimés et occupent 51 des 90 sièges dans ce nouveau parlement de Thuringe. C'est dire aussi que les extrêmes "s’embourgeoisent". Bodo Ramelow a prouvé sa capacité de gouverner le land dans les conditions de l'économie de marché et sans "retour à la RDA", comme on a pu l'entendre en 2014. Mais pour Björn Höcke, qui se contente de nier ou de balayer sous le tapis ses relations avec le milieu néo-nazi, ce n'est pas encore gagné (5).


– 31 octobre 2019 –

    Dans les conditions présentes, la Thuringe se trouve plus ou moins en situation de "pat politique". C'est d'ailleurs dans le sens d'un blocage que va l'intervention de Björn Höcke publiée sur son fil Twitter la veille de l’élection (6). De son côté, Mike Mohring apparaît dans un talk-show de la ZDF après le scrutin (7) où il répète les distances prises avec la direction de la CDU de Berlin, qui s'oppose catégoriquement à toute coalition avec "les extrêmes" (AfD / Die Linke); il confirme aussi sa volonté de rencontrer Bodo Ramelow "pour le bien de la Thuringe" en précisant cependant qu'il ne s'agit pas d'un entretien préliminaire à une coalition. Selon lui, on s'acheminerait au contraire vers un gouvernement minoritaire qui pourrait prendre soit la forme de la coalition rouge-rouge-verte sortante, soit celle d'une alliance CDU / SPD / FDP / Die Grünen sous la direction de Mike Mohring himself.

    À propos du FDP, il faut préciser que les libéraux n'ont obtenu que 55.422 suffrages, soit seulement cinq voix au-dessus de la barre fatidique des 5%, nécessaires à l'entrée au parlement de Thuringe. Pis, une correction dans la circonscription de Weimar leur retire actuellement quatre de ces cinq voix! Et ce n'est pas fini car une enquête pour fraude électorale est actuellement en cours:
    "Mercredi, on a appris que le ministère public enquêtait sur une éventuelle fraude électorale. Robert-Martin Montag, secrétaire général du FDP de Thuringe, est accusé d'avoir influencé les assistants électoraux proches du FDP afin qu'ils attribuent des votes litigieux au FDP.." (8)

    Le parlement fraîchement élu doit tenir sa séance inaugurale le 26 novembre prochain. Or, la Constitution de Thuringe ne fixe pas de date limite pour l'élection du ministre-président. Elle prévoit trois tours de scrutin, la majorité absolue étant requise aux premier et deuxième tours.
     "L'objectif de former un gouvernement justifie l'abaissement du niveau de légitimité. Un ministre-président élu au troisième tour est généralement un ministre-président minoritaire", selon un rapport préparé en 2014 par l'avocat constitutionnel Martin Morlok au nom du ministère de la Justice de Thuringe. (9)
    Bodo Ramelow est candidat à sa propre succession. Et, en l'état actuel des choses, la candidature de Mike Mohring est tout à fait possible. Celle de Björn Höcke l'est moins...


     – 2 novembre 2019 –


    L'élection de Thuringe fait (indirectement) des vagues au niveau fédéral (lire: "national"). En effet, elle montre par la montée en puissance des "extrêmes" que la droite et la gauche "parlementaires" (les traditionnels Volksparteien) sont en perte de vitesse. Cela se reflète par exemple dans la querelle entre les successeurs de Mme Merkel et candidats potentiels de la CDU à la chancellerie en 2021 (ou avant): Annegret Kramp-Karrenbauer (AKK) et Friedrich Merz (10). Mais aussi dans l'élection du nouveau duo à la tête du SPD qui se joue en novembre au second tour entre d'un côté Olaf Scholz (l'actuel vice-chancelier et ministre des Finances de la Grande Coalition) avec Klara Geywitz et de l'autre Norbert Walter-Borjans avec Saskia Esken. C'est le côté insipide, voire compromis, de ces personnalités politiques, qui montre tout le dilemme dans lequel se trouve aujourd'hui la démocratie: en l'absence de figures charismatiques au sein des partis dits "de gouvernement", on veut du "va-de-la-gueule" à la Höcke, on fustige la "correction", la "bien-pensance" à la Merkel & GroKo. Voici venir le temps des Wutbürger, des citoyens en colère, qui pestent sur la Lügenpresse, les médias corrompus, et qui votent extrême, si tant est qu'ils votent encore. Et si l'on retrouve ce phénomène un peu partout dans les grandes démocraties modernes, l'Allemagne y reste particulièrement sensible avec son passé national-socialiste puis "sans solution de continuité" stalinien...




    [compte-rendu en cours de rédaction]

    _____________________________
    NOTES 

    (1) Résultats des élections régionales en Thuringe de 1990 à 2019 (pourcentages):
    Année  Participation CDU PDS/ Linke  SPD   AfD   FDP   Les Verts
    1990 71,7 45,4 9,7 22,8 9,3 6,5
    1994 74,8 42,6 16,6 29,6 3,2 4,5
    1999 59,9 51,0 21,3 18,5 1,1 1,9
    2004 53,8 43,0 26,1 14,5 3,6 4,5
    2009 56,2 31,2 27,4 18,5 7,6 6,2
    2014 52,7 33,5 28,2 12,4 10,6 2,5 5,7
    2019 64,9 21,8 31,0 8,4 23,4 5,2 5,0

    (2) Selon les investigations d'Andreas Kemper qui  relève également des accointances avec des figures d'extrême-droite [ici en allemand], Höcke aurait écrit plusieurs articles sous le pseudonyme de Landolf Ladig dans des revues néo-nazies. L'intéressé nie les faits et qualifie cette accusation de "mobbing structurel" ce 28 octobre 2019 [ici en allemand].

    (3) Ce 15 septembre 2019, l'entretien de la Deuxième chaîne publique allemande portait sur les éléments de langage apparentés au national-socialisme, utilisés par Höcke [ici en allemand].

    (4) Je rappelle qu'aux dernières élections libres de la République de Weimar le 6 novenbre 1932, le NSDAP n'obtenait "que" 33,1% des voix (en baisse par rapport à son plus haut score de 37,1% en juin de la même année). Or, à l'époque, le chancelier allemand (Reichskanzler) n'était pas élu par le parlement (Reichstag) mais nommé par le président de la République. La suite est connue...

    (5) Le Wikipédia allemand présente l'aile droite de l'AfDDer Flügel – chère à Höcke comme un "parti [...] nationaliste et populiste ("völkisch")" qui a été classé [en janvier 2019] par l'Office fédéral de protection de la Constitution [les services de renseignement allemands] comme un cas présumé d'extrémisme de droite parce que le "concept de politique qui y est propagé (...) vise l'exclusion, le mépris et, dans une large mesure, la privation des droits des étrangers, des migrants, en particulier musulmans, et des opposants politiques". Selon des chercheurs spécialisés dans l'extrémisme, la direction adopte délibérément la terminologie de l'extrême droite et du national-socialisme. Der Flügel est considéré comme un réservoir de forces radicales au sein du parti et comme un soutien personnel à Björn Höcke, le président de l'AfD de Thuringe." –  N.B.: L'évaluation de l'AfD par l''Office fédéral de protection de la Constitution, dont la citation ci-dessus est extraite, peut être consultée sur archive.org en anglais. –  L'ensemble de l'examen est mis en ligne en version originale sur le site netzpolitik.

    (6) Ce 26 octobre 2019, l'interviewer de l'AfD remarque qu'un "pat" pourrait se produire au parlement régional avec une impossibilité de gouverner, à quoi Höcke répond: "Ce serait exactement ce que nous voulons..." [ici en allemand (à 1'22")]

    (7) Le 30 octobre 2019 au soir chez Markus Lanz

    (8) Citation du magazine d'information Focus dans son "news ticker" sur cette élection à la date du 31/10/19

    (9) Source beck-aktuell

    (10) Après avoir critiqué la position d'AKK (l'actuelle cheffe de la CDU et ministre des Affaires étrangères) sur l'invasion turque de la Syrie, Friedrich Merz a qualifié l'image du gouvernement fédéral de "nullissime" ("grottenschlecht", "caverneux") et en a attribué la responsabilité à Merkel. - Les ambitions politiques de cet avocat d'affaires ne sont que trop évidentes.

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