La
Real-TV continue de surprendre. Hier soir, la première chaîne
commerciale française nous propose un marathon du genre : quelque quatre
heures de programmes, entrecoupés de spots publicitaires. Comme par
hasard, les deux émissions mises bout à bout se passent sur des îles
quand les autres produits du genre se déroulent dans des "maisons
closes". Histoire de bien accentuer le huis clos. Oui, Jean-Paul ne
s'est pas gouré dans sa pièce du même nom: "L'enfer c'est les autres…!"
- Je m'allonge donc sur mon îlot de literie, chips et boisson à portée
de main, dans le but avoué d'étudier l'ampleur d'un phénomène que l'on
ne peut plus mettre sur le seul compte de la connerie humaine. La
première émission met seize "aventuriers", femmes et hommes, aux prises
les uns avec les autres. J'avais déjà entrevu des bouts de ce "jeu"
(tout le monde insiste sans cesse sur ce mot dans ce genre de produits
proprement inqualifiables). Je reprends une poignée de chips : Ce soir,
c'est la finale !… Mais je m'aperçois très vite qu'il n'y a rien d'amusant dans ce "jeu" : c'est une véritable entreprise de désocialisation et, surtout, un apprentissage du double discours, du double bind contemporain. Il s'agit de ceci : pour "survivre", il faut à la fois pactiser avec les "camarades" et les éliminer.
D'une part, donc, gagner les épreuves proposées contre une équipe
adverse, dont il faudra côtoyer certaines personnes par la suite, et
surtout virer des copains lors des "conseils"; de l'autre, jouer les
bons camarades pour ne pas être éliminé à son tour, pour que votre
groupe ne se ligue pas contre vous. Il faut donc à la fois créer et
démanteler des alliances. C'est ce qui s'appelle de l'opportunisme, la
seule arme qui vaille dans nos sociétés, comme employé de bureau ou
prestataire de service, comme chef ou larbin, free lance ou
loufiat. Le cadre ou "décor" de l'émission transporte la même ambiguïté :
c'est une île paradisiaque et infernale à la fois; le scénario imaginé
par les concepteurs met en scène des naufragés, un jeu de rôles aux
antipodes donc, dans lequel des Occidentaux sportifs et bien nourris, de
tous âges, sont catapultés. Cela me fait penser à du scoutisme sans les
quelques valeurs édictées par Baden Powell qui - on en pense ce qu'on
veut - prônent la seule camaraderie, solidarité entre des gamins appelés
à vivre des "aventures" ensemble, à faire des jeux de piste, des feux
de camps, apprendre à se débrouiller, s'orienter dans la nature etc.
Ici, les "valeurs" sont ceux de la concurrence, de la "langue fourchue",
de la solitude moderne où, dans le manquement de l'autre, "ça passe ou
ça casse"; et quand ça casse, on est "mal", on frôle la bouffonnerie, on
s'expose aux commentaires des spectateurs qui - on le sait - s'amusent
du malheur des autres, de ces autres autistes qui l'ont bien cherché, le
malheur : ils n'avaient qu'à rester chez eux comme ces millions de
télé-spectateurs qui reprennent une poignée de chips, décapsulent une
autre bière… et pub !
La
seconde émission s'articule autour de la notion de "tentation". Une
marque de préservatifs la sponsorise ! Une autre île. Un autre
laboratoire. Cette fois, des couples jouent à se séparer. Je n'ai pas
très bien compris pourquoi ils se sont inscrits. Diego, mon petit
voisin, avait lancé l'idée suivante : "Tu sais, moi je m'inscrirais avec
une meuf, genre on sort ensemble et tout, mais c'est bidon; puis je me
taperais tous les canons, et je la jouerais style je regrette…" - Pas
con, le Diego ! D'autres devraient avoir eu l'idée : on s'inscrit, on
profite du décor "romantique" et des "tentateurs/trices"… Mais il y a
fort à parier que les casteurs castrateurs vérifient la "réalité" du
couple avant de l'envoyer au casse-pipe. - Une île féerique, donc.
Piscines. Dîners aux chandelles. Plages au sable fin, et tout ce que l'underdog urbain peut rêver de plus cool
en matière de dépaysement. Oui, pourquoi s'inscrivent-ils, ces amants
ou époux ? Tester leur "couple" - à ce mot je pense toujours au "couple
moteur" : embrayage, débrayage - pour qu'il soit plus "solide", plus
"performant" (comme un bon moteur) ? - Le jeu : les couples sont séparés
et séparément "allumés" par des tentateurs/trices (histoire de tester
l'état de l'allumage, sans doute). La plupart des "moitiés" tombent dans
le panneau, comme cette nana du Sud qui, non contente d'embrasser
tendrement un plagiste de circonstance, va le "quitter" pour un autre
corps beau avec lequel elle va vivre un truc vachement intéressant au
niveau relationnel, tu vois ? Puis sa moitié masculine a droit, en
présence du présentateur, dans un décor quasi mystique, à la lueur des
torches, au visionnage des frasques de sa femme qui, avec de grosses
lunettes ridicules, ne cesse de regarder la caméra en se faisant
peloter. Le mec, lui aussi tenté par une séductrice aux seins qu'on
imagine aussi siliconés que le romantisme suggéré, craque. Il va la
quitter… il va la quitter… il va la quitter… il va la quitter…
Fais-moi mal, Johnny, Johnny, Johnny [*]… Envoie-moi en enfer !
On
peut épiloguer. Les sociologues (ou médiologues, comme dirait l'autre)
vont le faire. Ils vont prendre le côté symptomatique de ces "jeux". Ils
vont dire qu'il s'agit de symptômes d'une maladie grave dont souffre
notre société. Et ils vont oublier ceux qui regardent, qui gardent dans
leur tête les standards prétendûment "post-modernes" que les concepteurs
leur injectent. Car notre société n'est pas encore à l'image de celle
promue par ces concepteurs, par ces publicitaires qui nous hypnotisent
pour mieux nous faire bouffer leur société d'hyper-marché. Pas encore,
Diego !
En
tout cas : j'ai appris quelque chose en perdant une soirée à mater les
bouffons ; j'ai appris la différence entre le rat et l'homme : aucun rat
ne s'est jamais porté volontaire pour subir des expériences en
laboratoire…!
[*] Magali Noël : Fais-moi mal, Johnny (Boris Vian 1956)
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